FAHRENHEIT 715 ?

Tribune parue dans le quotidien "Libération" le 29/07/04
Michel Rocard, Valérie Peugeot, Philippe Aigrain, Patrick Viveret et Jacques Robin

Les représentants d’éditeurs-producteurs de musique, de la SACEM et des fournisseurs d’accès à Internet viennent de signer une charte de lutte contre les échanges de fichiers. Cette charte a été élaborée lors d’une réunion organisée le 15 juillet 2004 sous l’égide de trois ministres. Elle prévoit notamment, que les fournisseurs d’accès incluent des clauses de suspension et résiliation dans leurs contrats d’abonnement d’accès à Internet, dans le cas d’usage de réseaux de partages de fichiers soumis à droits d’auteur, et prévoit que des injonctions judiciaires puissent être émises pour ordonner de telles suspensions, en laissant une grande ambiguïté sur le point de savoir s’il s’agit ou non d’une condition nécessaire à l’application des clauses contractuelles de suspension ou résiliation.

On pourrait s’étonner de cette intervention du gouvernement au service des multinationales de l’édition musicale au moment même où sociétés d’auteurs et unions de consommateurs viennent d’affirmer leur opposition à des actions répressives. On pourrait s’émerveiller d’un texte qui invite par ailleurs les éditeurs musicaux à des actions judiciaires qui jusqu’à l’entrée en vigueur de la réforme de la loi "informatique et libertés" adoptée le même 15 juillet ne peuvent être basées que sur la collecte illégale de données personnelles. On pourrait former le voeu que le conseil constitutionnel casse les dispositions de cette réforme qui autorisent les détenteurs de droits à constituer des registre de police privés pour les besoins de leur commerce. On pourrait rappeler que les études indépendantes contestent l’existence de tout impact négatif sur les ventes de disques en général du partage de fichiers sans but lucratif sur Internet [1] . Quand bien même cet impact négatif existerait, les derniers à en souffrir seraient les musiciens, puisqu’ils ont été, dans leurs immense majorité, déjà dépouillés de tout revenu marginal [2] sur les ventes par les éditeurs-producteurs qui réclament les mesures coercitives. On pourrait s’indigner de ce qu’on invoque la diversité culturelle pour justifier des mesures au profit de trois ou quatre multinationales [3] qui l’apprécient dans l’exacte mesure où elle se limite aux titres dont elles font la promotion.

Tout cela serait justifié, mais risquerait de nous faire manquer l’essentiel.

Car il faut savoir. Ou bien la principale motivation des jeunes lorsqu’ils s’abonnent à Internet est d’accéder à de la musique et des films. Et alors il faut immédiatement en conclure qu’ils dépensent pour cela non pas moins mais bien plus [4] que les non-utilisateurs d’Internet et que le seul problème qui peut se poser est celui de transférer une part des revenus correspondants vers les créateurs. Ceci peut être réalisé par des mécanismes de licences légales sans aucun contrôle sur l’usage individuel, ou simplement par la mise en place de taxes abondant le budget général d’un état qui s’occuperait à nouveau de créer les conditions de la création. Ou bien les jeunes accèdent à Internet parce qu’au-delà du seul accès aux contenus édités, c’est l’espace où s’inventent les modes d’échange, de partage, de constitution de nouveaux savoirs et de création. S’il s’agit bien de cela, que dirait-on de mesures qui interdiraient de lire à ceux qui partageraient les livres qu’ils ont aimé ?

A l’ère où l’information est séparable de ses supports, la définition et la mise en oeuvre des droits des auteurs doit rester fidèle à la noblesse de sa tradition. On doit refuser toute surveillance des usages non-lucratifs, et promouvoir le respect pour les créateurs selon des formes qui laissent l’usager libre de faire ce qu’il entend avec les oeuvres tant qu’il n’en fait pas commerce. A vouloir maintenir les contraintes de rareté des biens physiques dans le monde d’abondance qui est celui de l’information, on obtiendra le pire des deux mondes : la rareté des sources et l’abondance du même partout. Alors oui, si des internautes voient leur abonnement d’accès à Internet supprimé au titre de cette charte, il faudra faire tout le possible pour leur offrir de nouveaux abonnements.

Michel Rocard est député européen et ancien Premier Ministre ; Valérie Peugeot est coordinatrice de l’association VECAM ; Philippe Aigrain dirige la Société pour les Espaces Publics d’Information ; Patrick Viveret est membre de Transversales Sciences Culture ; Jacques Robin est fondateur de Transversales Sciences-Culture.

[1] Voir par exemple l’étude réalisée par des chercheurs de la Harvard Business School et de l’University of Minessota : Felix Oberholzer and Koleman Strumpf. The effect of file sharing on record sales : An empirical analysis, March 2004. http://www.unc.edu/ cigar/.

[2] Au sens de revenu sur une vente supplémentaire.

[3] AOL-Time Warner (en périodique état de fusion annoncée avec EMI), Vivendi-Universal et Sony-BMG. Même mesurée en nombre de titres, la diversité de l’offre musicale de ces sociétés n’a cessé de se réduire ces dernières années, pendant que la part de leurs dépenses consacrée à la promotion forcenée de quelques titres phare n’a cessé de croître.

[4] Ce point est reconnu par les éditeurs eux-mêmes, qui soulignent les dépenses importantes des échangeurs de fichiers en ordinateurs et abonnements à Internet.

Posté le 1er août 2004

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