Prise de position pour le sommet mondial de la société de l’information

COLLEGIUM INTERNATIONAL ÉTHIQUE, POLITIQUE ET SCIENTIFIQUE
Lettre à Adama Samassekou

De par sa composition, et l’ambition qui anime ses membres d’alerter les responsables du monde actuel sur les défis affrontés, le Collegium International éthique, politique et scientifique se doit d’accorder une importance cruciale au Sommet mondial de la Société de l’information qui tient sa première session à Genève du 10 au 12 décembre 2003. Il sera suivi d’une nouvelle rencontre qui aura lieu du 16 au 18 novembre 2005 à Tunis où les décisions proposées à Genève prendront une tournure plus définitive.

Dans le cadre des travaux préparatoires à ce premier Sommet, il est essentiel que soit affirmé d’entrée de jeu que l’émergence du « concept d’information » nous fait entrer dans une nouvelle ère de l’histoire des sociétés humaines. En effet, la maîtrise de l’information (en tant que dimension inédite de la matière) dépasse les seuls moyens de « l’énergie » pour agir sur cette matière. Nous passons ainsi de « l’ère énergétique » implantée depuis près de dix mille ans, à « l’ère informationnelle ». Grâce à des révolutions scientifiques majeures au milieu du XXe siècle, on assiste depuis quelques décennies à la naissance de technologies informationnelles inconnues jusqu’alors : informatique, robotique, communications numérisées, biotechnologies, en attendant les prochaines nanotechnologies. Elles bouleversent les modes de production des richesses matérielles ; leur utilisation par mise en réseau permet une relation directe et généralisée entre les citoyens de la planète. Elles ont des effets radicaux pour la formation d’une économie de l’immatériel à travers des coûts marginaux potentiellement nuls.

Elles pourraient conduire aussi à des scénarios de développement alternatif des techniques, au recentrage des technologies sur leurs usagers et à l’apparition de nouveaux biens communs planétaires. Ainsi s’ouvre une inversion possible des valeurs, de la concurrence à la coopération, de la hiérarchie à la convivialité informationnelle. Il importe donc que ce premier Sommet ne centre pas ses débats sur le seul thème de la transmission de l’information dans la communication. En tout premier lieu, on ne peut se contenter de plaquer les transformations en cours sur l’économisme dominant de l’ère énergétique : on risque de renforcer la voracité économique d’envahissement de tous les champs de l’activité humaine, en y faisant prévaloir les seules mesures quantitatives, ce qui conduit aussi - par un productivisme acharné - à accroître l’écart entre les riches et les pauvres, et à mener à toutes les violences. De plus cette croissance économique sans fin accélère la dégradation de la Biosphère de notre planète au point de mettre en jeu les conditions même de l’habitabilité de la terre par les êtres humains.

Si on persistait dans cette voie, l’ère informationnelle perdrait ce qui fait l’essentiel de ses valeurs potentielles : sa capacité de privilégier, au bénéfice de tous, la connaissance, l’échange des savoirs et sa force de donner l’accès aux formes les plus riches de relations entre les cultures. C’est pourquoi nous sommes persuadés qu’avant d’en venir aux thèmes certes déjà brûlants de la mondialisation des communications, le Sommet dès sa première session doit mener une réflexion approfondie sur la nouvelle économie nécessaire de l’ère informationnelle.

Celle-ci doit à la fois répondre aux nécessités écologiques et tenir compte des spécificités inconnues que les technologies de l’information apportent à l’économie de marché totalisante qui s’étale aujourd’hui. Soulignons-en quelques-unes :

ÿ L’échange libre et la production coopérative d’informations, de connaissances et de tous les artefacts qui peuvent être représentés par de l’information, s’institue comme nouveau mode de production, supérieur dans son domaine aux approches fondées sur le contrôle et les échanges monétaires de titres de propriété. L’ère de la reproduction quasi-gratuite est aussi celle d’une gigantesque création de nouvelles formes de richesses par des êtres humains distribués sur toute la planète. ÿ L’économie s’organise à l’échelle mondiale, à travers un réseau de liens d’interactivités, en temps réel, à l’échelle planétaire, entre agents économiques, politiques et sociaux. ÿ Le lien devient intime entre la maîtrise de ces technologies informationnelles selon de nouvelles perspectives de partage. Ce partage n’a bénéficié jusqu’à présent qu’aux grandes entreprises industrielles et financières, et mène ainsi à une croissance économique explosive dans les secteurs de pointe des pays les plus industrialisés. ÿ Les rapports classiques, entre production de soi et partage avec les autres, se construisent dans une perspective à la fois cognitive et immatérielle. Ils enrichissent la singularité et la créativité personnelles, celles-ci ne prenant sens que dans l’existence de projets collectifs nécessitant le vivre ensemble.

Selon nous, le Sommet doit ouvrir la voie à cette ère informationnelle dans laquelle nous entrons en lui donnant pour soubassement une économie plurielle, certes avec marché, mais structurant aussi d’autres logiques économiques, celles des biens publics, de l’économie sociale et solidaire, de l’économie domestique et d’une économie de distribution à l’échelle planétaire. L’utilisation d’indicateurs qualitatifs aux côtés du PIB, la transformation des comptabilités publiques, l’introduction de nouveaux moyens d’échange des richesses matérielles et intellectuelles, en particulier l’institution de monnaies plurielles, constituent des éléments indispensables à ce nouveau type d’économie.

2. Cependant, le Sommet doit aussi s’attacher aux questions de la communication, fortement débattues dans les réunions préparatoires. Elles portent notamment sur les droits de propriété intellectuelle et sur la capacité d’instaurer le partage et la coopération dans les nouveaux « biens communs ».

Un nouvel équilibre doit être trouvé entre les approches basées sur la gestion restrictive des droits d’accès et d’usage codifiés dans les développements récents. L’accès universel au cyberespace est à examiner de très près : la croissance des « bien communs de la connaissance » constitue un élément majeur pour réduire l’inégalité mondiale et fournir des conditions permettant la créativité intellectuelle, le développement durable et le respect des Droits de l’homme. Au contraire, la privatisation de la connaissance et de la communication menant à la diminution constante des droits d’auteur, à une extension de la durée du copyright, à la brevetabilité des logiciels, au règne majeur des « marques » conduisent à des dangers énormes, susceptibles de ruiner pendant longtemps les potentialités du partage des savoirs et de la croissance planétaire des connaissances.

C’est dire par exemple, que les incitations de coopération et de partage ne doivent pas apparaître comme des exceptions aux règles générales de propriété intellectuelle ; elles doivent nourrir l’ensemble de nos actions de communication et de relation.

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Nous croyons à l’absolue nécessité de produire un cadre général de pensée dans la perspective d’une écologie de l’esprit, d’éduquer une nouvelle génération à ce cadre dans les pratiques sociales, économiques, culturelles et de construire une nouvelle éthique.

En conclusion, nous attirons solennellement l’attention du Sommet sur la fausse route que prendra l’ère informationnelle si on ne lui donne pas comme assise la structuration d’une économie plurielle avec croissance des biens communs informationnels, sous-bassement indispensable à une véritable politique de civilisation tournée vers l’épanouissement de l’humanité.

Stéphane Hessel et Jacques Robin

Membres fondateurs du Collegium International

Pour en savoir plus sur le collegium, à partir de Février 2003 : http://www.collegium-international.org

Posté le 18 décembre 2003

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