20 - La vision romantique du domaine public

Cet article est la traduction d’une partie d’un article séminal publié en 2004 dans la California Law Review. (vol 92, p. 1331-1373) Ces années-là, le terme « domaine public » était souvent utilisé en équivalent de « biens communs », les deux notions se recouvrant partiellement. Titre original : The romance of the public domain. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Laurent Vannini

Depuis l’article de Garett Hardin sur la « tragédie des communs », nombre de juristes et d’économistes ont lancé une croisade pour expliquer les défauts des communs et les risques pris par les sociétés qui ne voudraient pas instaurer des formes de propriété. Pour leur répondre, les universitaires progressistes ont souvent montré les risques inhérents à la propriété. Avec l’avènement de la société de l’information, le point focal s’est déplacé des questions liées à la terre vers celles de la connaissance. Les universitaires ont alors souvent développé une conception du domaine public comme substrat nécessaire à l’innovation. Ils oublient ce faisant les conséquences d’une telle approche des communs sur la répartition des usages. Ils présupposent l’existence d’une terre vierge sur laquelle chacun peut prendre les richesses gisant dans les communs. C’est ce que nous appelons la vision romantique du domaine public, la croyance selon laquelle une ressource ouverte à tous serait équitablement utilisée par tous. Mais dans le monde réel, les connaissances antérieures, la richesse, le pouvoir, l’accès et les capacités, rendent certaines personnes mieux à même que d’autres d’exploiter les biens communs.

Nous abordons ici cette question sous l’angle des règles mondiales de propriété intellectuelle applicables aux ressources génétiques et aux connaissances traditionnelles. Les accords sur les ADPIC (accords sur les Aspect des Droits de Propriété intellectuelle touchant au Commerce) au sein de l’OMC, ont largement transformé le domaine public global de l’information en accentuant le caractère propriétaire des ressources des pays développés, depuis l’entertainment jusqu’aux avancées technologiques, tout en laissant les ressources informationnelles du reste du monde dans l’espace des ressources partagées. Une question qui touche essentiellement la biodiversité et les savoirs ancestraux.

Les peuples indigènes ont longtemps vécu en concevant leurs biens comme des « communs ». Mais depuis que la valeur des ressources naturelles et des savoirs médicinaux qui résident dans ces communautés et dans les pays les moins développés est reconnue, les défenseurs des communs partagés d’une part et ceux de la privatisation de l’autre ont échangé leurs rôles. Ce sont maintenant les grandes corporations qui prétendent que les arbres et les chants des Shamans seraient dans le domaine public, alors que les peuples indigènes revendiquent des droits de propriété sur ces ressources. De la même façon que l’image de l’auteur romantique a principalement servi à défendre les revendications à la propriété des plus puissants, la vision romantique du domaine public conforte également ces derniers. Elle vient à point pour remplacer le mythe de l’auteur romantique dans les situations où celui-ci est pris en défaut. Là où le « génie créateur » ne peut pas justifier les revendications à la propriété des grandes corporations, car la connaissance préexiste aux demandes de propriété, c’est au domaine public que l’on fait jouer ce rôle.

En examinant l’usage inégalitaire de situations présentées comme soi-disant « ouvertes », nous souhaitons que soit dévoilée et remplacée la vision romantique du domaine public. Et pour cela, introduire dans le débat juridique occidental des formes de propriété collectives, jusqu’à présent inconnues dans cet univers juridique. Nous pensons que laisser seule une ressource de connaissance dans le domaine public ne suffit pas à satisfaire les idéaux sociaux : il faut accorder autant, voire plus d’importance à la façon dont ce domaine public est structuré et protégé.

À qui profite le domaine public ?

En 1848, la réforme dite du « Grand Mahele [269] » instaura sur Hawaï des droits inconditionnels de propriété, répartissant ainsi les terres de l’Archipel entre les mains du roi et celles des chefs [270]. Deux ans plus tard, une loi étendit l’obtention de ces droits aux gens du peuple qui cultivaient la terre [271] et l’interdiction faite aux propriétaires de céder leurs terres à des étrangers fut levée, dans le but d’attirer des capitaux [272]. La combinaison de ces deux éléments, soit l’établissement de droits de propriété semblables à ceux du monde occidental et l’autorisation de cession à des non-natifs, eut de lourdes conséquences sur la répartition des terres de l’archipel : « Les parcelles furent assez rapidement cédées par les chefs et les gens du peuple, réduisant un grand nombre de ces derniers en main-d’œuvre sans terre » [273]. De par leur méconnaissance de la réforme du régime foncier, mais également en raison de la difficulté administrative à revendiquer une terre et de la difficulté géographique à la topographier, peu de natifs « roturiers » acquirent un titre de propriété [274]. En 1896, alors que les blancs détenaient 57 % des surfaces imposables, les hawaïens de souche n’en possédaient plus que 14 % [275]. Aujourd’hui, beaucoup de leurs descendants considèrent le passage d’un principe de terres communes à celui de terres privées comme l’un des facteurs déterminants de l’appauvrissement de leurs aïeux. Aussi, la division des terres instaurée par le Grand Mahele fut une étape charnière de la colonisation d’Hawaï.

Pour un grand nombre d’habitants des pays en voie de développement, l’accord sur les ADPIC [276] est l’héritier direct du Grand Mahele. Tout comme lui, l’accord sur les ADPIC instaure des droits de propriété issus des systèmes en vigueur en occident ainsi que le droit pour les étrangers d’acquérir des titres de propriété. Pour mettre en œuvre un tel régime, ils exigent la mise en place de standards substantiels de protection de la propriété intellectuelle à tous les pays membres de l’OMC. Quant à l’accès à la propriété pour les étrangers, ils imposent à chaque État membre des obligations concernant le traitement national, soit notamment une égalité de traitement entre étrangers et nationaux. Ce cocktail, composé de droits inébranlables à la propriété privée et de droits d’entrée aux étrangers, conduit à un transfert constant de la « propriété » des « productions » intellectuelles des pays en voie de développement vers le monde développé [277].

En réalité, cette mécanique est plus impeccablement huilée que celle du Grand Mahele et ses conséquences plus spectaculaires encore. Une étude menée par les Nations-Unies en 1974 révélait que 84 % des brevets accordés dans les pays en voie de développement étaient détenus par des étrangers [278]. Une disparité qui a toujours cours aujourd’hui : en 1998, dans l’Afrique Sub-Saharienne (hormis l’Afrique du Sud), 35 brevets furent attribués à des résidents africains, 741 à des étrangers non-résidents [279]. Par ailleurs, en 2001, sur l’ensemble des brevets attribués aux États-Unis, moins de 1 % l’était à des personnes originaires de nations en voie de développement [280]. Et entre 1999 et 2001, ces derniers représentaient également moins de 2 % des demandes de brevet déposées auprès des autorités internationales en charge du Traité de Coopération en matière de Brevets [281].

Un chapitre de cette histoire nous est familier. Il est de fait admis publiquement que le système légal international administrant la propriété intellectuelle favorise les pays occidentaux [282]. En revanche, le rôle joué par les biens communs dans la création et la préservation d’une forme d’inégalité globale reste encore dans l’ombre. Aussi, notre contribution à l’écriture de cette histoire consiste à faire la lumière sur les parcelles que l’accord sur les ADPIC a délibérément laissé « désenclavées » [283], rompant ainsi l’équilibre existant auparavant dans la sphère du domaine public mondial. Préalablement à l’instauration de l’accord de droit sur la propriété intellectuelle, Orient et Occident bénéficiaient mutuellement des inventions et idées émanant de leurs domaines publics respectifs – l’Occident parce que l’Orient ne protégeait pas officiellement ses savoirs, et l’Orient, parce que les lois régissant la propriété intellectuelle sur le plan international restaient vagues et largement inefficaces au-delà des frontières nationales.

Rares sont les médicaments et pesticides nouvellement commercialisés dont la composition résulte du seul éclair de génie des chercheurs de laboratoires pharmaceutiques ou de l’agro-industrie. Les scientifiques des grands trusts cherchent souvent l’inspiration dans les entrailles de mère nature et dans les savoirs propres aux communautés traditionnelles, ce qui les amène à explorer des cultures et des territoires très éloignés de leur siège social. Un médicament aussi banal soit-il, comme l’aspirine, est un dérivé de composants actifs dans certaines plantes, en l’occurrence pour cet analgésique très populaire de la salicine des saules blancs [284]. De fait, le nom d’Aspirine découle en partie d’un genre d’arbustes, les spirées, qui contiennent de la salicine [285]. En médecine, cette quête singulière d’inspiration a conduit à la création d’un champ d’étude dédié, l’ethnopharmacologie, qui publie sa propre revue depuis 1979 [286]. « Confrontés à la maladie ou à des problèmes de santé, nos lointains ancêtres ont découvert une myriade d’agents thérapeutiques issus des royaumes animal et végétal » [287]. Tel est le postulat sur lequel se fonde ce champ d’étude. Et les auteurs de la revue de préciser qu’« un grand nombre de composants utilisés aujourd’hui dans la fabrication de médicaments (l’atropine, l’éphédrine, la tubocurarine, la digoxine ou encore la réserpine) provient de l’étude de remèdes indigènes » [288]. Aussi, les innovations dans les secteurs pharmaceutiques ou agricoles soumis aux droits de la propriété intellectuelle, jaillissent-elles souvent des sources de savoir et autres ressources génétiques du domaine public.

La controverse suscitée par l’exploitation brevetée du margousier (Neem tree) illustre cette réalité [289]. Le margousier est un arbre indigène du sous-continent indien. Il porte en Sanskrit le nom sarva-róga nívarini qui signifie « celui qui peut guérir toutes les affections et les maladies » [290], une appellation qui suggère le grand nombre d’applications médicales dont il peut faire l’objet ; « une improbable variété d’usages traditionnels dans les secteurs agricoles, médicaux, cosmétiques, dentaires ou encore dans la conception de pesticides et de contraceptifs » [291]. Au cours des années 80, divers pays occidentaux se sont employés à breveter des applications issues de cette mine d’or végétale [292]. Initiatives qui démontrent l’antériorité à la mise en œuvre de l’accord sur les ADPIC de la problématique de l’exploitation des savoirs traditionnels et autres données génétiques. En réalité, cet accord n’aurait en rien modifié le sort du margousier. De même, il ne peut être tenu responsable de la disparité patente dans l’attribution de brevets entre citoyens des deux mondes, l’un développé, l’autre en voie de développement [293].

Si la « controverse du margousier » illustre l’exploitation des productions intellectuelles de l’Est et du Sud par l’Occident, force est de reconnaître que le mouvement inverse existe également. Logiciels, films des studios Disney ou encore médicaments des contrées du couchant sont depuis longtemps copiés et commercialisés dans les pays en voie de développement, et ce souvent sans versement de royalties. GlaxoSmithKline par exemple, géant de l’industrie pharmaceutique, invoque la perte de 50 millions de dollars US en ventes potentielles d’un de ses produits brevetés (le Tagamet, prescrit dans le traitement des ulcères), due à la création de copies génériques locales dans certains pays du Sud, l’Argentine notamment [294].

Les pays développés n’en sont pas à leur coup d’essai pour mettre un terme à la copie. Conventions sur les brevets, droits d’auteur ou copyright encadrent leurs démarches depuis plus d’un siècle. La Convention de Paris pour la Protection de la Propriété Industrielle, signée en 1883 [295], et la Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques, adoptée trois ans plus tard [296], toutes deux administrées par l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI) [297], étaient censées garantir aux détenteurs de droits de propriété intellectuelle une protection à l’échelle internationale. Mais en pratique, et ce en dépit d’une large adhésion, ces systèmes de protection sous l’égide de l’OMPI se sont souvent révélés inefficaces et les pays développés échouèrent la plupart du temps à faire valoir leurs droits [298]. Il est important de souligner que les niveaux de protection induits par ces conventions restaient faibles, ne requérant auprès des personnes brevetant leurs inventions que des standards a minima [299]. Au final, tant sur les territoires nationaux que sur le reste du globe, ces systèmes n’offraient pas aux détenteurs de droits de propriété intellectuelle des outils de règlement de différends suffisants pour obtenir réparation en cas de violation.

De ce fait, pour les laboratoires pharmaceutiques argentins, la composition du Tagamet rentrait dans la sphère du domaine public. Et la fabrication de médicaments génériques, tout comme la reproduction d’inventions dans d’autres secteurs industriels, n’a cessé de champignonner dans les pays en voie de développement [300], ne faisant finalement que refléter un système fonctionnant depuis de nombreuses décennies ; soit un régime international gouvernant la propriété intellectuelle aux allures d’impeccable mécanique d’exploitation intensive des savoirs et savoir-faire de toutes les régions du monde, sans exception.

La mise en œuvre de l’accord sur les ADPIC fit table rase de ces pratiques. En lieu et place de communs internationaux parmi lesquels les productions intellectuelles potentiellement exploitables par tous – ou du moins par des personnes vivant en dehors des frontières du pays producteur – l’accord sur les ADPIC a construit une forteresse pour protéger la propriété intellectuelle de ses États membres [301]. Les pays du Sud tentèrent de résister à ce processus de marchandisation de la propriété intellectuelle, notamment durant les négociations commerciales de l’Uruguay Round. Ils prônèrent une flexibilité maximale autorisant chaque État à déterminer pour toute nouvelle production intellectuelle le niveau de protection requis [302]. Peine perdue : l’accord sur les ADPIC impose à ses membres l’instauration d’une liste exhaustive de normes minimales de protection pour tout brevetage. Les États défenseurs d’une pratique plus souple, obtinrent néanmoins l’octroi de périodes de transition pour implémenter au sein de leurs frontières ces obligations nouvelles [303].

L’ampleur de ce bouleversement majeur pour les pays en voie de développement fut révélée au grand jour peu de temps après la naissance de l’OMC. Suite à une plainte déposée par les États-Unis pour non respect de ses obligations de mise en œuvre de certaines obligations de protection [304], l’Inde, classée parmi les pays en voie de développement par l’accord, fit l’objet de la première demande de règlement de différends dans le cadre de l’accord sur les ADPIC. Si des délais d’implémentation avaient effectivement été accordés aux pays du Sud pour toute une série d’obligations, certaines règles devaient quant à elles s’appliquer immédiatement. Les États-Unis accusèrent l’Inde de n’avoir pas mis en place un système de « boîte aux lettres » destinée à recevoir les demandes de brevets et à établir un ordre de priorité afin d’accorder pleine brevetabilité une fois la législation entrée en application [305]. Ils dénoncèrent également l’absence sur le sous-continent indien de droits exclusifs de marketing pour les détenteurs étrangers de brevets. Le rapport de l’Organe de Règlement des Différends de l’OMC donna raison aux États-Unis, obligeant l’Inde à mettre ses lois en conformité, démontrant par la même occasion la force impérieuse de l’accord sur les ADPIC.

L’avènement de cet accord transforma radicalement le paysage mondial de la production intellectuelle. Les pays en voie de développement doivent désormais protéger sans faillir les œuvres intellectuelles de leurs pairs développés, sous peine d’être privés de privilèges commerciaux. L’Argentine ne peut désormais plus narguer bravement les laboratoires pharmaceutiques occidentaux. Pourtant, s’il métamorphose les anciens resquilleurs du Sud en bons élèves du modèle occidental [306], il laisse également le champ libre aux pays riches pour exploiter la matière grise de leurs cadets économiques, préservée dans un bocal sur lequel l’étiquette « patrimoine mondial des biens intellectuels » n’a jamais été décollée. Les savoirs traditionnels et ressources génétiques de ces pays ne sont pas brevetables et sont donc toujours exploitables par quiconque le désire [307].

Au delà du cadre de l’accord sur les ADPIC, le patrimoine mondial des savoirs traditionnels et ressources génétiques subsiste donc bel et bien. Il est cependant voué à une exploitation asymétrique des richesses. Pourquoi les entreprises des pays du Sud ne peuvent-elles pas exploiter ces ressources nationales de la même manière que leurs concurrentes étrangères du monde développé ? Après tout, une entreprise originaire de Mumbai est plus à même de connaître la médecine traditionnelle ayurvédique et les plantes indigènes que n’importe quelle société suisse.

Mais le poids de cet avantage en faveur des « locaux » ne pèse que trop peu dans la balance, et ce pour plusieurs raisons :

— Des opportunités restreintes pour une commercialisation locale : En raison d’un pouvoir d’achat limité sur leur marché domestique, les entreprises des pays en voie de développement peuvent difficilement justifier les investissements extensifs en recherche et développement nécessaires à la transformation de données génétiques et autres savoirs traditionnels en produits pharmaceutiques ou agricoles brevetables. Dans des pays comme l’Inde, le Nigéria et l’équateur, où le revenu national brut par habitant est respectivement de 480 US$, 290 US$ et 1450 US$ [308], la clientèle locale ne peut pas s’offrir des médicaments vendus aux tarifs européens. De par leur population, l’Inde et ses 1,4 milliards d’habitants, et le Nigéria, qui en compte 130 millions, présentent un léger avantage en nombre potentiel de consommateurs sur l’équateur et ses 13 millions de citoyens [309]. Mais le critère de la population est loin d’être suffisant ; difficile par exemple pour une entreprise du Bangladesh, et ses 133 millions d’habitants, de rentabiliser localement des investissements sur un médicament alors que le produit intérieur brut par personne n’est que de 360 US$ [310].

— Une carence en investissements publics extensifs pour la recherche : Dans les pays hautement industrialisés, et ce afin de soutenir le développement industriel, des programmes de recherche financés par l’État sont mis en œuvre au sein des universités et des instituts de recherche. Et les politiques gouvernementales y permettent souvent les transferts technologiques des institutions publiques vers les entreprises privées. Les nations en voie de développement n’ont généralement peu ou pas ce type de programmes de développement ou de recherche financés publiquement.

— Le coût du capital : Les marchés intérieurs de capitaux des pays en voie de développement sont fragiles, rendant onéreuse toute levée de fonds. Au regard des sommes indispensables à investir pour breveter produits pharmaceutiques et agricoles, et du temps nécessaire à leur rentabilisation, les taux d’intérêt élevés pratiqués en local représentent un facteur de non compétitivité pour les entreprises de ces pays. Et si elles cherchent des financements sur les marchés internationaux de crédit, elles se voient proposer des conditions similaires, les taux d’intérêt d’emprunts pour les entreprises y étant calqués sur ceux des marchés nationaux (le risque souverain étant perçu comme compris dans le risque commercial). Ce coût élevé de l’emprunt, qu’il soit national ou international, rend difficile d’accès et de pratique toute activité nécessitant de forts investissements en capital.

— L’inexpérience : Pour un grand nombre d’entreprises des pays membres de l’OMC, le dépôt d’une demande de brevet sur un produit pharmaceutique ou agricole est une pratique récente, initiée par le cadrage coercitif de l’accord sur les ADPIC. Elles n’ont donc pas l’expérience des démarches de brevetage que peuvent avoir les entreprises occidentales baignant quant à elles depuis longtemps dans les eaux houleuses de telles procédures. Pour faire le lien avec ce qui s’est déroulé à Hawaï, les natifs de l’archipel qui souhaitaient faire valoir leurs droits ont été déroutés par l’étrangeté du régime occidental de propriété qui leur était imposé. Même aux États-Unis, les avocats spécialisés en brevets, les universités et les entreprises déploient des ressources financières importantes pour former les personnels scientifiques au brevetage de leurs inventions. Preuve que les droits exclusifs à la propriété intellectuelle ne coulent pas de source.

Certains rétorqueront que rien n’oblige les entreprises des pays en voie de développement à se restreindre à leur marché national, qu’il y a suffisamment d’acheteurs à séduire sur les vastes et profonds marchés occidentaux et qu’elles bénéficieraient de surcroît des protections de l’accord sur les ADPIC si elles tentent leur chance à l’étranger. Mais c’est là une vision bien optimiste. En premier lieu, elles trouveront sans doute ardu de concurrencer les grandes firmes pharmaceutiques occidentales sur leur propre terrain, du moins dans les gammes de produits non génériques. Ces puissants laboratoires y gardent l’avantage de la notoriété de leur marque. Dans un second temps, vendre des produits de marque dans les pays occidentaux exige une grande puissance financière pour apaiser les dieux Marketing et Brevetage, dont les grâces vont difficilement à des entreprises qui ont une capacité limitée à lever des fonds et ce pour les raisons évoquées plus haut. Des sommets escarpés, que franchissent parfois certaines entreprises du Sud, pour obtenir des brevets tant sur leur territoire qu’au-delà de leurs frontières [311]. Ce ne sont toutefois que les exceptions qui confirment la règle, comme le montre la flagrante disparité entre brevets accordés aux pays industrialisés et ceux détenus par les pays en voie de développement.

De fait, l’industrie pharmaceutique occidentale utilise cette disparité dans la capacité à soumettre des brevets entre fabricants des deux hémisphères économiques pour justifier son adhésion irrévocable à un cadre légal international coercitif. Selon elles, seuls les géants du secteur détiennent le capital et les savoir-faire nécessaires à la transformation des savoirs traditionnels et ressources génétiques en traitements éprouvés [312]. Et de telles mégastructures ne peuvent agir de la sorte que si elles assurent la rentabilité de leurs investissements au travers d’un monopole incassable sur les droits liés aux inventions [313].

Le régime de propriété intellectuelle qui en découle favorise abruptement les pays développés. Les œuvres intellectuelles des contrées du Sud restent dans la nasse du domaine public, tandis que celles produites par les contrées du Nord sont jalousement gardées par les multinationales. Bien que les entreprises indiennes aient été certainement conscientes de la valeur marchande du margousier, elles se sont trouvées incapables d’investir les sommes suffisantes pour en breveter les dérivés de par le monde. Aussi, les bénéficiaires patents des ressources du domaine public issues du savoir traditionnel sur les propriétés du margousier et sur l’arbre lui-même sont des multinationales capables de convertir ces ressources en produits brevetables à potentiel marchand. Pour reprendre les termes employés par James Boyle, « le curare, le batik, les mythes et la danse Lambada suintent en abondance des pays du Sud… dans le même temps le Prozac, les jeans Levis, les romans de Grisham et le film Lambada ! y sont massivement déversés… » [314]. Les premiers ne font l’objet d’aucun droit de propriété intellectuelle, les seconds sont eux protégés [315]. In fine, le régime international de propriété intellectuelle génère un transfert de richesse des pays les plus pauvres vers les plus riches. En 1999, la balance dans les pays en voie de développement entre sommes perçues et celles versées au titre des royalties et droits de licence penchait nettement en faveur des premières pour un montant de 7,5 milliards US$, et ce alors que l’échéance accordée pour implémenter sur leur territoire les obligations imposées par l’ADPIC était loin d’être arrivée à son terme [316]. De leur coté, les États-Unis ont perçu, entre 1991 et 2001, quelque 8 milliards US$ de royalties et droits de licence supplémentaires, versements principalement liés à des transactions commerciales sur leurs brevets [317].

Quel monde étrange que celui dans lequel nous vivons, dans lequel technologies et ressources coulent à flot, sans contrepartie, des pays pauvres vers les pays riches, alors que le flux inverse serait éminemment plus logique.

Il n’était certes pas dans l’intention des savants de perpétuer cette inégalité, mais leur perception romantique du domaine public a pourtant contribué à la renforcer. Cette vision romanesque, selon laquelle une ressource légalement accessible à tous pourrait être équitablement exploitée par tous, ne fait que camoufler les froides réalités d’un monde gouverné par l’inégalité. Et le trope d’un domaine public à l’eau de rose a des conséquences plus fâcheuses encore. Il justifie le fait de laisser les ressources génétiques et savoirs des pays en voie de développement dans la sphère publique ; pour un bénéfice universel de ce riche patrimoine ouvert à tous. […]

Conclusion

D’aucuns suggèrent que l’asymétrie dans l’usage du domaine public n’est pas une question liée aux biens communs, mais relève simplement des conséquences de la pauvreté. Bien évidemment, la pauvreté affecte les capacités des individus à exploiter la propriété, qu’elle soit intellectuelle ou de toute autre sorte. L’usage inégal du domaine public suit la pente naturelle de la dynamique de la production et du commerce dans un monde aux inégalités profondes.

Mais pour autant que la Loi crée et protège un domaine public, il est nécessaire de se demander qui va réellement profiter de ce domaine public. La bannière du domaine public est souvent brandie en notre nom à tous, mais en fin de compte, cela se révèle pure affabulation romantique.

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Après des études au Collège de Harvard et à la Faculté de Droit de Yale, Anupam Chander est professeur de droit à l’Université de Californie à Davis. Il a exercé au titre de professeur invité dans les Faculté de Droit des Universités de Yale, Chicago, Stanford et Cornell. Il peut être considéré comme un des spécialistes les plus éminents sur les relations entre la globalisation et la numérisation.
En 2006 Madhavi Sunder a été récompensée par l’Université de Carnegie pour son travail sur la régulation de la culture. Elle a suivi la formation du Collège de Harvard et de la Faculté de Droit de Yale. Elle exerce à présent à l’Université de Californie à Davis. Elle a été professeur invitée dans les Facultés de Droit des Universités de Yale, Chicago et Cornell.

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[269] Réforme entreprise en Hawaï par Kamehameha III et fixant les principes de division des terres de l’archipel.

[270] Sally Engle Merry, Colonizing Hawaï : The Cultural Power of Law. 2000. 93.

[271] Id. pp. 93-94.

[272] Id. p. 94.

[273] Id. p.95.

[274] Id. p. 94.

[275] Id.

[276] En anglais, ADPIC se dit TRIPS : Agreement on Trade-Related Aspects of Intellectual Property Rights, Apr. 15, 1994, art. 67, Marrakesh Agreement Establishing the World Trade Organization, Annex 1C, Legal Instruments – Results of the Uruguay Round vol. 31, 33 I.L.M. 81 (1984) [hereinafter TRIPS]. For an overview of TRIPS, see J.H. Reichman, Universal Minimum Standards of Intellectual Property Protection under the TRIPS Component of the WTO Agreement, 91 Int’l Law. 345 (1995).

[277] Les accords sur les ADPIC considèrent trois stades de développement : « pays développés », « pays en développement (ou émergents) » et « pays les moins développés ». Nous utilisons le terme « en développement » pour les deux dernières catégories.

[278] A. Samuel Oddi, « The International Patent System and Third World Development : Reality or Myth ? » 1987 Duke L.J. 831, 843 n.61.

[279] Commission on Intellectual Property Rights, Integrating Intellectual Property Rights and Development Policy 22 (2002), http://www.iprcommission.org/graphi... s/final_report.htm [dénommé par la suite IPR Commission Report]. Aux États-Unis, par contraste, les chiffres correspondant étaient de 80 292 pour les résidents et 67 228 pour les non-résidents, une proportion comparable pour les déposants de brevets entre les États-Unis et le reste du monde. Id.

[280] Id. p. 12. Pour une répartition des brevets déposés aux États-Unis par pays d’origine, voir : U.S. Patent & Trademark Office, Patent Counts by Country/State and Year, January 1, 1977 – December.31, 2001 (2002), at http://www.uspto.gov/web/offices/ac... taf/cst_all.pdf.

[281] IPR Commission Report, supra note 11, p. 12.

[282] Voir World Bank, Global Economic Prospects and the Developing Countries 133 tbl.5.1 (2002) http://www.worldbank.org/prospects/... p2002complete.pdf

[283] NdT : « unenclosed » fait référence aux enclosures, marquant dans l’Angleterre du XVIe et XVIIe siècle, la fin des droits d’usage des communs pour les paysans.

[284] Bayer Aspirin, 100 Years of Aspirin, at http://www.bayeraspirin.com/questio... _aspirin.htm

[285] Les médecines traditionnelles ont employé depuis longtemps ces ingrédients. Dès 400 avant notre comput, dans ses traités de médecine, Hippocrates prescrivait de l’écorce de saule comme antalgique.

[286] Pour une description du Journal of Ethnopharmacology, see Elsevier, at http://authors.elsevier.com/journal... l ?PubID=506035&Precis=DES ?

[287] Id.

[288] Id.

[289] À l’inverse de la dynamique autour du brevet sur le neem, les éditeurs du Journal of Ethnopharmacology « reconnaissent les droits souverains des États sur leurs propres ressources naturelles » et ils observent que « les ethno-pharmacologistes sont particulièrement concernés par les droits des populations indigènes d’utiliser et développer leurs ressources autochtones. » (Id, p. 91)

[290] Shayana Kadidal, Subject-Matter Imperialism ? Biodiversity, Foreign Prior Art and the Neem Patent Controversy, 37 IDEA 371, 371 (1997)

[291] Id. p. 372-73

[292] Vandana Shiva et al., The Enclosure and Recovery of the Commons : Biodiversity, Indigenous Knowledge and Intellectual Property Rights, 47-50 (1997) (ce document contient une liste des brevets sur le neem déposés aux États-Unis).

[293] Assemblies of the Member States of WIPO, The Impact of the International Patent System on Developing Countries : A Study by Getachew Mengistie, Thirty-Ninth Series of Meetings, Geneva, para. 1.1.2, WIPO Doc. No. A/39/13 Add.1, 6 (Aug. 15, 2003) (« Dans les pays en développement, la proportion des brevets déposés par les étrangers a tendance à supplanter les brevets des nationaux »).

[294] Voir Oddi, supra note 10, p. 845.

[295] Paris Convention for the Protection of Industrial Property, Mar. 20, 1883, 13 U.S.T. 2, 828 U.N.T.S. 107.

[296] Berne Convention for the Protection of Literary and Artistic Works, Sept. 9, 1886, 102 Stat. 2853, 828 U.N.T.S. 221.

[297] Pour une discussion du rôle de ces conventions et de l’OMPI sur la protection internationale de la propriété intellectuelle, voir Lawrence R. Helfer, Adjudicating Copyright Claims Under the TRIPS Agreement : The Case for a European Human Rights Analogy, 39 Harv. Int’l L.J. 357, 366-67 (1998)

[298] Par exemple, au décollage de leur histoire, les États-Unis ont ignoré les revendications de propriété intellectuelle des autres États et se sont largement approprié la créativité et les savoirs accumulés par ceux-ci. Voir. IPR Commission Report, supra note 85, at 18.

[299] H. Reichman, Universal Minimum Standards of Intellectual Property Protection Under the TRIPs Component of the WTO Agreement, in Intellectual Property and International Trade : The TRIPs Agreement 21, 29 (Carlos M. Correa & Abdulqawi A. Yusuf eds., 1998).

[300] Martin J. Adelman & Sonia Baldia, « Prospects and Limits of the Patent Provision in the TRIPS Agreement : The Case of India », 29 V and. J. Transnat’l L. 507, 510, 524-32 (1996) (Cet article montre comment l’absence de brevets sur les médicaments dans les pays en développement tels l’Inde ont permis à ceux-ci de profiter de l’avantage des technologies développées ailleurs).

[301] TRIPS, supra note 8, arts. 9-40.

[302] Christopher May, A Global Political Economy of Intellectual Property Rights 87 (2000).

[303] TRIPS, supra note 8, arts. 65-66 ; voir aussi World Trade Organization, Press Release, WTO Council approves LDC decision with additional waiver, http://www.wto.org/english/news_e/p... (qui étend l’exception pour les pays les moins développés jusqu’en janvier 2016).

[304] WTO Appellate Body Report on TRIPS : India – Patent Protection for Pharmaceutical and Agricultural Chemical Products, AB-1997-5, WTO Doc. No. WT/DS50/AB/R (Dec. 19, 1997), http://www.wto.org/english/tratop_e... b_reports_e.htm

[305] Id.

[306] J. H. Reichman, « From Free Riders to Fair Followers : Global Competition Under the TRIPS Agreement », 29 N.Y.U. J. Int’l L. & Pol. 11, 16 (1996-97) (L’auteur soutient que la perpétuation du modèle protectionniste dans les pays développés pourrait permettre aux pays en développement de créer un avantage comparatif en adoptant une stratégie de compétition et en implémentant les normes minimales requises par l’accord sur les ADPIC, qui les placerait en « suiveurs équitables dans la volonté mondiale d’étendre les innovations techniques »).

[307] On peut aussi le dire des savoirs traditionnels ou des ressources génétiques des pays développés, mais compte-tenu de leurs faiblesses, il est peu probable que les entreprises des pays en développement puissent être les premières à exploiter de tels savoirs ou ressources.

[308] World Development Report 2004 : Making Services Work for Poor People. p. 252 (2003).

[309] Id.

[310] Id.

[311] See Gardiner Harris & Joanna Slater, Bitter Pills : Drug Makers See ‘Branded Generics’ Eating Into Profits, Wall St. J., Apr. 17, 2003, at A1.

[312] Nadia Natasha Seeratan, Comment, The Negative Impact of Intellectual Property Patent Rights on Developing Countries : An Examination of the Indian Pharmaceutical Industry, 3 Scholar 339, 378-79 (2001) (l’auteur présente le point de vue de l’industrie pharmaceutique occidentale, qui considère que sans protection forte des brevets, les pays en développement profiteraient avec un avantage compétitif des recherches réalisées dans les pays développés).

[313] Id.

[314] James Boyle, Shamans, Software, and Spleens : Law and the Construction of the Information Society, Harvard University Press, 1996, p. x-xiii

[315] Id.

[316] IPR Commission Report, supra note 8, p. 21.

[317] Id.

Posté le 4 avril 2011

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