Repenser l’action collective à l’ère numérique

Les Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) sont l’objet d’une forte attente dans la résolution des fractures de la société, d’autant plus que l’usage et l’accessibilité de ces techniques s’améliorent. La génération 2.0 de l’Internet alimente l’imaginaire des possibles ouverts par les techniques. Il faut reconnaître que des progrès significatifs sont réalisés dans le domaine de la coopération au sein des collectifs. Pourtant ces possibilités de coopération, au coeur des démarches de développement et d’émancipation des personnes, ne dépendent pas uniquement de l’amélioration des outils de communication ; et l’idée qu’il suffirait d’atteindre un niveau d’ergonomie et cognitif tel que chacun se réaliserait « grâce » aux TIC (du seul fait qu’il disposerait de la liberté de communiquer ou de s’insérer dans une société numérique) est une illusion.

Prétendre utiliser les TIC pour une démarche de transformation de la société, nous impose le défi de repenser l’action collective sous le prisme de la médiation technique. Relevons trois caractéristiques de l’évolution de nos systèmes d’information qui découlent de la numérisation de l’information et de l’interconnexion à l’échelle du monde des personnes et des organisations :

1) L’information numérique a changé de nature, modifié le régime de production, reproduction et diffusion des connaissances [1]. Les rapports de confiance et de crédibilité entre acteurs, producteurs et utilisateurs de l’information, s’en trouvent affectés.

2) Si chacun est appelé à devenir un utilisateur de plus en plus libre de l’information et des réseaux, dans le même temps, ce qu’il livre, et qui constitue comme des parcelles de son identité, est progressivement transféré dans l’univers numérique sans qu’il connaisse et maîtrise les effets de ce transfert, ni ce que deviendra cette information dans le futur [2].

3) L’action collective s’enrichit de pratiques et de formes d’organisation nouvelles. Certains s’interrogent sur le rôle que l’humain conserve ou non dans la régulation des collectifs et des démarches de participation citoyenne.

Dans ce contexte, les organisations et les acteurs sociaux en général, explorent de nouvelles voies pour la maîtrise du changement social. Nous pouvons constater un foisonnement d’expériences pratiques d’appropriation des TIC, d’animation de réseaux, de création de contenus, de projets de collaboration participatifs, de processus de capitalisation d’expériences qui font la part plus ou moins belle aux technologies de l’information et de la communication (TIC). De 2003 à 2006, le projet « i-jumelage » développé dans le cadre du programme de coopération entre l’Europe et l’Amérique Latine ALIS [3], nous a permis de confronter certaines pratiques d’appropriation des TIC pour le développement communautaire entre animateurs de pays et cultures différentes. C’est essentiellement à partir de cette expérience que nous essayerons de dégager des idées et des pistes d’action pour une appropriation des TIC qui permettront le renforcement des capacités des organisations locales à s’engager dans des démarches de transformation sociale et politique.

Les horizons de la « Société de l’information »

Depuis le milieu des années 90, le développement progressif de l’usage des technologies numériques par le public introduit un changement, entre autres dans les pratiques d’éducation populaire, et de transformation sociale et politique. Des outils de communication nouveaux entrainent une transformation des pratiques de travail en commun. La maitrise de l’information, de la communication, et plus récemment des formes de coopération, entre personnes et entre organisations, apparait de plus en plus comme un enjeu pour l’émancipation et le renforcement de la puissance sociale des individus et de leurs organisations.

L’accès et l’usage des TIC comme priorités stratégiques

Depuis une dizaine d’années, on évoque la « Société de l’Information » comme le nouvel horizon d’une société globale, c’est à dire dans laquelle l’accès de chacun à l’information et la liberté d’expression est gage de progrès pour tous. L’appropriation des TIC est décrite comme un facteur, voire une condition, du développement humain et communautaire ; et la lutte contre la « fracture numérique » est un objectif inscrit à l’agenda des institutions internationales [4].

Ces approches se traduisent par des politiques visant à développer l’accès aux technologies (en premier lieu, politiques de soutien aux infrastructures ), les contenus numériques et les usages. La plupart des grands dispositifs nationaux et internationaux ont suivi de telles logiques, à l’image de la MAPI, Mission d’Accès Public à Internet, en France, dont le nom à lui seul est éloquent, ou par exemple, du Fonds Francophone des Inforoutes, géré par l’AIF [5]), qui soutient la production de contenus francophones. Le programme ADEN affiche ses objectifs : « Démocratiser l’accès à Internet, former à l’utilisation des nouvelles technologies, encourager la production africaine de contenus » [6], et le Fonds de Solidarité Numérique (créé dans le contexte du SMSI [7]) finance dans les pays du Sud, des actions de même nature.

Les acteurs de la société civile s’engagent aussi résolument dans cette voie. APC (Association for Progressive Communication), aujourd’hui certainement l’organisation mondiale la mieux structurée, réunit dès 1990 les acteurs de la société civile qui ont été, bien souvent, parmi les premiers fournisseurs d’accès à Internet dans leurs pays. Cette association poursuit aujourd’hui une démarche de lutte contre la fracture numérique, toujours plus d’actualité, à la fois sur le terrain, par des échanges d’expériences, des prix récompensant des actions au bénéfice des publics éloignés des TIC tels que les femmes ou les paysans ; et en s’investissant dans le cadre du Forum Mondial de Gouvernance de l’Internet.

De l’accès à l’action collective

Ces dernières années, avec le développement des technologies dites « collaboratives », dont le web 2.0 est devenu le label auprès du public, la notion de coopération entre les personnes et entre les organisations devient un enjeu central du renouvellement des TIC. Les réseaux sociaux sur Internet sont maintenant l’objet d’analyse des sociologues. Selon Dominique Cardon [8], « les activités individuelles des utilisateurs produisent un bien collectif, une zone de pertinence des informations disponibles à chacun, sans avoir jamais fait l’objet d’un plan concerté – (... ). Ce modèle d’action collective articulant de façon originale individualisme et bien commun constitue la principale caractéristique de la force des coopérations faibles. ». C’est cette « force » qui interroge les démarches et les actions collectives dont la visée est la transformation sociale et politique, tant locale que globale.

Ces technologies pourraient même, selon certains, signifier la réalisation de l’utopie des « militants du code » [9]par le secteur marchand. Celui-ci a su générer, à force d’innovation, des espaces techniques qui permettent de construire du « bien commun ». Les exemples d’initiatives collaboratives sont nombreux et connus, de Google à Youtube, en passant par FlickR ou Facebook. Un problème se pose alors. Ils sont mis à disposition de tous en contre-partie d’une information personnelle sur le comportement sur Internet des utilisateurs. L’exploitation de ces données est la base du modèle économique des géants de la publicité.

Définir les pratiques de coopération numériques

Pour les mouvements sociaux et citoyens, la coopération correspond à une démarche de solidarité basée sur l’action d’émancipation individuelle et collective. Elle s’inscrit dans les approches de l’éducation populaire. L’émancipation commence avec la prise de conscience par les acteurs de leur condition d’opprimé (Paulo Freire). Les principes défendus par Paulo Freire sont instructifs dans ce contexte et méritent d’être rappelés :
- le dialogue est libérateur alors que l’isolement opprime.
- la meilleure façon de commencer à apprendre est de le faire au sein d’un groupe de dialogue.
- l’étude la plus riche commencera par l’action, et l’analyse visera aussi à développer l’action.

les solutions font souvent partie du problème. Poser les questions justes est toujours plus difficile que fournir des réponses justes. La « Solidarité Internationale » est la traduction contemporaine de la coopération dans le contexte international. Celle-ci s’inscrit dans une construction historique de pratiques, de valeurs et dans un mouvement social riche de sa diversité. Aujourd’hui, ce mouvement, représenté par le mouvement alter-mondialiste, est visible à travers ses mobilisations, qui prennent la forme de coalitions, et les Forums Sociaux [10]. La coopération internationale est une dynamique politique qui implique que chacun des acteurs concernés en explicite sa propre vision.

Le projet alternatif construit autour d’Internet et des TIC génère une évolution des modèles de l’action collective. Elle s’imprègne dans l’ensemble de la société. Elle ne se réduit pas à l’émergence d’une technique de plus ou à l’usage d’un outil particulier. Il s’agit plutôt d’une transformation qui trouve sa source dans l’imaginaire construit autour de l’Internet et des TIC. La vision de la coopération qu’elle propose présente des différences avec celle à laquelle les mouvements sociaux et citoyens nous avaient préparés jusque là.

Au-delà de la représentation de la technologie, dont les mythes sont décryptés par Armand Mattelart : « l’Invention de la communication » ( 1994), et par de nombreux autres auteurs, notamment Philippe Breton, "l’Utopie de la communication "(1992) et Patrice Flichy, " l’Imaginaire d’Internet" (2001), c’est la dimension concrète du projet en marche des « militants du code » qui nous paraît offrir un cadre d’analyse pertinent à ce changement. Ce projet alternatif se concrétise dans les mouvements pour le logiciel libre et pour le libre accès à la connaissance et à la culture numérique. Il définit des valeurs que traduit le choix des logiciels (c’est à dire des techniques de communication), du statut commun des productions, et des modes de gouvernance du collectif.

Dans ce projet, la coopération apparaît de manière particulière. On pourrait la définir comme un processus de travail collectif entre des humains à travers des artefacts numériques qui permettent la circulation de l’information. Mais les enjeux de la coopération dépassent la circulation de l’information. Ils concernent aussi le partage des ressources et la coordination des activités entre les personnes. De ce point de vue, « la coopération nécessite d’assurer une cohésion entre les acteurs d’un même projet et de veiller à renforcer leur implication individuelle. » (Sylvaine Nugier) [11] On retrouve ces principes appliqués dans de nombreuses initiatives. Cette vision de la coopération met en question le rapport entre l’engagement individuel et collectif dans l’action. On ne se souciera que rarement de distinguer l’engagement individuel de l’engagement collectif car c’est l’action qui fait sens plutôt que la hiérarchie. Wikipédia est un exemple emblématique, parmi bien d’autres, d’une vision alternative de l’exploitation du potentiel des réseaux humains pour une transformation sociale et politique à partir des TIC.

La coopération pourrait se distinguer de la collaboration (la force des coopérations faibles) par sa volonté affirmée d’atteindre un but commun et pas seulement de permettre aux acteurs de travailler ensemble. Loin de s’opposer, les approches de la coopération des mouvements sociaux et citoyens et des militants du code se complètent. Elles partagent les valeurs de solidarité qui les fondent, une idée du développement des connaissances comme biens communs et de leur usage libre, et un attachement à la gouvernance collective de l’action. Concrètement, il reste pourtant une attente insatisfaite par les dispositifs de communication et de collaboration évoqués plus haut, et d’abord parce qu’il semble qu’ils laissent, aujourd’hui encore, 99 pour 100 de la population sur le bord du chemin de la participation à l’élaboration du « sens commun ».

La médiation technique de la coopération.

L’analyse d’une initiative comme « i-jumelage » a permis de dégager des pistes pour mieux comprendre les enjeux de la médiation technique de la coopération. L’initiative « i-jumelage » visait à utiliser les TIC afin de faire émerger et d’accompagner des projets de coopération entre des acteurs locaux situés en Europe et en Amérique Latine. Le but de cette initiative était de renforcer les capacités de ces acteurs à engager des actions de transformation sociale.

« I-jumelage » se présentait comme un dispositif socio-technique d’accompagnement des processus de coopération composé d’une part, d’une équipe d’intervenants et d’autre part, d’une plate-forme numérique conçue pour l’occasion. Cet accompagnement associe les dimensions humaines et techniques pour susciter, guider, orienter, canaliser, et dynamiser les interactions entre les personnes et les organisations.

La conception et l’utilisation de la plateforme numérique du projet « i-jumelage » n’avait pas seulement pour enjeu de permettre de diffuser l’information, mais aussi de structurer la coopération des acteurs.

La dimension humaine de l’accompagnement du projet ne se limitait pas à l’initiation des participants aux TIC, ni à une médiation technique chemin faisant, mais elle vise à permettre de maîtriser les dimensions sociales, culturelles, politiques des technologies dans le contexte de la Solidarité Internationale.

Dans ce cadre, les acteurs participant à cette initiative se sont construit une représentation de l’utilité des TIC pour la coopération. Le Web est l’un des premiers média utilisé par les porteurs de projets pour découvrir leurs partenaires. « L’existence d’un site internet est source de confiance dans le travail avec l’autre. En l’absence d’information et de liens préalables, entre les partenaires, toute information trouvée en ligne est précieuse » mais la rencontre physique entre les personnes se révèle être la première étape incontournable pour permettre une coopération. Dans « i-jumelage », les rencontres physiques ont eu une importance capitale pour le bon déroulement du projet, en permettant la résolution de conflits et la prise de décisions sur les orientations du projet. Elles sont source de confiance et participent à la meilleure connaissance du partenaire. Elles sont un espace d’échange de valeurs communes et de compréhension de l’environnement du travail habituel de l’autre, qui permettra de comprendre les positionnements, manières de fonctionner et rythmes de travail des partenaires.

Les échanges virtuels sont plus adaptées à la résolution des questions techniques et logistiques. Ils permettent d’exprimer des accords ou désaccords entre les partenaires sur les aspects organisationnels du projet, par exemple : la préparation des voyages de terrain, d’un dossier de financement, d’une rencontre avec un bailleur de fonds....etc. La motivation pour l’usage des outils techniques est toujours reliée à un besoin spécifique et concret du projet. Il n’y a pas ou peu de séduction des outils pour eux-mêmes. Les outils doivent répondre à un besoin des acteurs à travers la réalisation d’un objet, d’un document numérique [12] stratégique. Il est nécessaire que la plate-forme donne une vision claire et immédiate des objets qu’elle permet de produire et de leur utilité dans le projet de coopération.

Le manque de résultat rapide avec un outil apparaît comme un facteur de frustration qui peut rejaillir sur l’usage de l’ensemble des outils TIC proposés dans le contexte du projet car il impacte sur le niveau de confiance que les acteurs accordent au projet. (awarness) Une présence humaine est souvent perçue comme indispensable aussi bien pour aider à l’appropriation des TIC que pour structurer le projet de coopération. Différents moyens de connaître les possibilités et les limites des outils techniques sont considérés comme légitimes. L’acquisition d’habiletés technologiques dans un collectif peut-être assurée par une personne qui prend en charge dans le groupe la médiation technique ou la circulation des connaissances entre les membres. La mise à contribution d’une personne extérieure au groupe est facilement admise. Cette intervention est d’autant légitime que la relation de confiance est basée sur une communauté de valeurs et de visée.

Quelles leçons peut-on retenir de cette expérience ?

Avant d’entrer dans la dimension technique, il faut d’abord retenir que pour mettre en place des projets de coopération, les partenaires ont besoin de construire les « fondations » de leur projet en partageant les pré-requis sur sa nature et les valeurs qu’ils partagent. Cette démarche est indispensable pour bâtir une relation de confiance pour la suite. Il s’agit notamment de répondre aux questions suivantes :
- Qu’entend-on par coopération ?
- Pourquoi pense-t-on que la coopération est une bonne solution ?
- Quelles sont les relations des acteurs et leurs attentes mutuelles ?
- Quel est la nature du projet que nous aurons en commun ?
- Quelles sont les conditions qui devront être respectées tout au long de la coopération ?
- A cela s’ajoutera la question :
- Qu’est-ce qu’on attend des TIC dans cette démarche ?

Dans ce contexte, 5 principes peuvent être retenus de l’expérience « i-jumelage »

a) Prendre en compte la singularité des régimes d’usages et des conditions d’accès aux TIC des acteurs

Dans le cadre de « i-jumelage », la majorité des utilisateurs est caractérisée par un faible niveau de connaissance et d’usage des TIC, et dispose d’un faible niveau de qualité d’accès à Internet. Ces caractéristiques amènent à réviser les idées préconçues sur les possibilités de généraliser l’accès et l’usage de plateforme de coopération.

Les différences de qualité d’accès induisent des régimes d’usages des TIC différents au niveau individuel et collectif. Les informations sont gérées différemment lorsque le travail s’effectue majoritairement en connexion ou hors connexion et selon la qualité de cette dernière (bas ou haut débit).

Les différents niveaux de maîtrise des technologies par les personnes ont tendance à exclure les moins bien lotis. Ils cumulent les difficultés. C’est un facteur qui peut se transformer en handicap pour une participation équilibrée. Ces difficultés ne doivent pas être sous-estimées dans le cadre de projets de coopération internationaux.

b) Prendre en compte les contraintes imposées aux utilisateurs par les outils numériques

L’introduction d’une plateforme telle que celle conçue pour « i-jumelage » contraint toujours plus ou moins les utilisateurs à transférer certaines de leurs pratiques de communication sur ce nouvel outil. Les modes de production et de gestion de l’information subissent une rupture. Chacun a connu le dilemme du choix entre deux réseaux sociaux et a pu mesurer les conséquences induites (temps passé à transférer les contacts, à apprendre à se servir de ces nouveaux outils, etc.). Dans le contexte d’initiatives telles que « i-jumelage », avec des personnes qui font passer la question de l’usage des technologies au second plan, cette rupture peut entraîner l’abandon de la démarche elle-même. Pour le dire autrement, l’introduction d’une plateforme oblige peu ou prou les utilisateurs à s’adapter alors qu’une démarche qui vise à outiller une coopération devrait veiller à être basée sur un processus d’adaptation aux pratiques et aux outils des acteurs engagés dans la démarche.

c) Veiller à donner aux individus et aux organisations, une vision claire de leur statut dans les espaces de communication

Le projet de coopération « i-jumelage » engage des organisations. L’usage de la plateforme est basé sur l’inscription individuelle dans un réseau. On passe donc d’un espace ouvert à usage individuel, à des « espaces projets » qui engagent la parole d’organisations à titre collectif. Ce passage peut créer le trouble sur le statut des documents échangés ou mis en commun (public ou privé) et sur la nature de la parole de celui qui s’exprime (à titre individuel ou au nom d’un collectif). Il y a donc une nécessité de définir des règles avec les personnes et les organisations concernées. Cela pourrait se réaliser en partie par des moyens techniques, à travers des systèmes de marquage, de validation de documents, ...etc.

d) Orienter les outils vers la production d’objets utiles pour l’action

Comme on l’a vu précédemment, c’est bien le résultat qui compte pour les acteurs. Il faut donc imaginer sous quelle forme se produit l’action de coopération et inventer les modes de traitement des informations numérisées et leur mise en forme à la « sortie du système ». Peut-on, par exemple, imaginer de réunir les informations de chaque partenaire pour produire une sortie sous différentes formes utiles dans le cadre du projet de coopération : dossier de présentation, plan de travail, plan de voyage et de rencontre... ? Cette démarche peut se faire avec les participants eux-même.

e) Concevoir les scénarios d’usage des outils comme des pratiques de communication en lien avec l’action

Le Wiki par exemple, permet d’écrire à plusieurs mains sur un même document. Pour que cette écriture soit efficace, utile pour l’action, il est nécessaire d’établir un protocole formalisé d’usage de cet outil inscrit dans le contexte d’une action spécifique. Cela relève non seulement du mode d’emploi, de la mise en forme des pages wiki et de la définition de leur objet et de leur hiérarchie, mais aussi de l’animation du processus collectif supporté par un outil numérique.

L’établissement et l’adoption (l’invention collective) de ces protocoles, qui deviendront les éléments d’un savoir faire collectif propre au groupe, est une difficulté insurmontable si elle n’est pas prise en compte dans la démarche du projet.

Faciliter la coopération à travers des médiations techniques

L’expérience d’un système socio-technique conçu pour favoriser la coopération, nous amène à dessiner les contours d’une fonction originale que nous désignons par le terme de "facilitation" de la coopération. A l’origine, dans le cadre du projet « i-jumelage », cette expression est utilisée pour désigner le « réseau d’organisations qui se partagent des tâches d’accompagnement de la démarche de coopération des porteurs de projets ». Le terme de « facilitation » s’est enrichi d’un sens nouveau au cours de l’analyse. Il intègre maintenant une dimension technique. L’expérience montre en effet que la technique et l’action directe des humains interviennent conjointement pour guider, encadrer les comportements et les actions des utilisateurs.

La facilitation embrasse les différents registres de l’action d’un collectif : la circulation et la gestion de l’information, les processus de décision, et la vie sociale des réseaux d’acteurs, toutes choses liées aux technologies qui lui permettent de renforcer ses modalités de coopération.

Elle s’exerce notamment dans la standardisation des objets et des procédures, donc à travers les dispositifs techniques. Mais aussi, parce que certaines de ces procédures ne peuvent être standardisées, à travers l’intervention humaine, qui reste une composante indispensable. Nous la retrouvons ainsi dans les processus de modération ou d’accompagnement et d’intéressement humains, comme le montre Manuel Zacklad [13].

Quelles sont les caractéristiques de cette notion ? La facilitation se doit de susciter une empathie pour l’usage des outils numériques et orchestrer leur appropriation par le collectif (tout en respectant les écarts importants qui peuvent exister entre les membres d’un même groupe). Cependant l’initiation aux outils numériques n’est qu’un aspect mineur de ses composantes.

La facilitation a un impact direct sur la conduite du projet et les dynamiques collectives. Elle s’exerce de manière engagée dans le projet. Sa conception dépend beaucoup, comme on l’a ressenti dans le cadre de « i-jumelage », des visées et des conceptions politiques (au sens de la vision de la finalité du projet) des acteurs concernés.

La facilitation se distingue de l’approche d’un informaticien ou d’un chef de projet chargé de la conception du site Internet. Elle se distingue aussi par certains aspects du leadership du projet, même si elle peut parfois être exercée par la même personne ou instance. De ce point de vue, il ressort que la conception et l’utilisation des outils devraient être considérées comme deux éléments indissociables d’un même cycle de l’action par les TIC. L’usage permet des boucles de rétroactions sur la conception des outils pour les adapter aux besoins du groupe et générer des possibilités nouvelles de coopération.

Enfin, il est fréquent que la facilitation ne soit pas clairement identifiée, ni par ses bénéficiaires, ni même par les acteurs qui en ont implicitement la charge.

Repenser l’action collective à l’ère numérique

L’appropriation des TIC est avant tout un processus politique. Avec la numérisation de l’information, les liens entre l’économie, la culture, l’éducation et le développement sont placés sous un nouvel éclairage. Les horizons qui s’ouvrent à nous ne le sont pas par les outils techniques, mais par la prise de conscience de la dimension technique de nos échanges et de notre capacité à agir collectivement à travers des relations médiatisées. Les modes de communication et d’interaction médiatisées par les outils numériques sont le résultat d’une l’élaboration collective.

Faciliter la coopération devient un enjeu central de l’action collective. Sa dimension technique ne peut être négligée. Aussi repenser l’action collective à l’ère numérique ne se fera pas sans élaborer la figure emblématique du « facilitateur ». De tels travaux devraient contribuer à l’émergence d’un milieu attaché à l’analyse de ces pratiques. Celles-ci sont l’un des moteurs du mouvement social pour l’accès à la connaissance [14]. Ils permettraient aussi de créer des conditions plus favorables à la prise en compte des besoins et à l’implication des utilisateurs dans la définition des cahiers des charges des outils et des dispositifs socio-techniques à venir.

L’éducation populaire est par nature un espace politique de cette élaboration, de cette politisation des techniques.

Paris, le 3 juin 2008.

[1] Philippe Aigrain, Causes communes, le Seuil, Paris, 2004

[2] Voir à ce sujet le récit de Cory Doctorow, Scroogled, publié en septembre 2007 par le magazine Radar (http://www.radaronline.com/). Traduction de Valérie Peugeot, Hervé Le Crosnier et Nicolas Taffin http://cfeditions.com.

[3] Site internet d’ALIS europeAid

[4] Voir les Objectifs du Millénaire

[5] Agence Internationale de la Francophonie

[6] Extrait du site Internet du programme : http://www.africaden.net (avril 2008)

[7] Sommet Mondial de la Société de l’Information

[8] Dominique Cardon, Le design de la visibilité : un essai de typologie du web 2.0, InternetActu, 2008, http://www.internetactu.net/ , (http://www.internetactu.net/2008/02...)

[9] Cette expression fait référence à des échanges de l’auteur avec Stéphane Couture et à l’ouvrage « L’action communautaire québécoise à l’ère du numérique », Presses de l’Université du Québec, 2008, Sous la direction de Serge Proulx, Stéphane Couture et Julien Rueff.

[10] Le premier Forum Social Mondial est lancé à Porto Alègre (Brésil) en 2001.

[11] Article à paraître

[12] L’expression est à entendre au sens large. On pourrait ici reprendre la définition des documents pour l’action (DOPA) proposée par Manuel Zacklad notamment dans : ," Une approche communicationnelle et documentaire des TIC dans la coordination et la régulation des flux transactionnels" Document de travail (Working paper). Disponible sur : http://archivesic.ccsd.cnrs.fr/ 2006.

[13] Manuel Zacklad : "Une approche communicationnelle et documentaire des TIC dans la coordination et la régulation des flux transactionnels" Document de travail (Working paper), http://archivesic.ccsd.cnrs.fr/ , Paris, 2006.

[14] Access to Knowledge : http://herve.cfeditions.org/a2k_yale/

Posté le 3 juin 2008

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