Le Sud, la propriété intellectuelle et le nouveau capitalisme émergent

Yann Moulier Boutang est professeur d’économie à l’Université de Technologie de Compiègne. Membre du comité éditorial de la revue « Multiples »

Les conflits sur les droits de la propriété intellectuelle se multiplient aussi bien au Nord qu’au Sud. Mais, si les internautes se battent avec opiniâtreté et déploient beaucoup d’inventivité face aux tentatives autoritaires de limitation des libertés de l’espace public numérique au nom d’une norme de survie coûte que coûte du modèle marchand, c’est dans le Sud qu’ont eu lieu les affrontements les plus globaux : au sein de l’OMC et de l’OMPI, les droits de la propriété intellectuelle touchant au commerce cristallisent les oppositions.

Je voudrais ici faire la distinction entre ce qui peut-être dit des droits de propriété intellectuelle dans le régime fordiste et ce qui découle actuellement des transformations radicales opérées sous nos yeux. Et en déduire des perspectives sur les alliances stratégiques qui peuvent s’opérer pour changer le cours des choses. J’examinerai successivement : ce qui s’est produit an matière de propriété intellectuelle dans le capitalisme industriel ; ce qui est en train de se produire ; les alliances qui s’ouvrent actuellement.

Un enjeu peu visible mais crucial dans le capitalisme industriel, pré-fordiste et fordiste

De par ses caractéristiques structurelles, le système des droits de la propriété intellectuelle n’est jamais allé de soi. Sa contestation ne date pas d’hier1.

Le caractère conventionnel de la propriété intellectuelle

Dissipons une première équivoque. La propriété intellectuelle (brevet, marques déposées, droits d’auteur, savoir- faire, design) ne présente aucun caractère naturel. Elle ne - peut s’appuyer sur des « évidences » comme l’exclusivité, la divisibilité et la rivalité que l’on observe dans le cas des biens matériels. Elle ne plaide donc pas pour le caractère indispensable d’une appropriation privative pour une allocation rationnelle (optimale ou pas) des ressources.

Une mise en place très longue

Le système des brevets et celui des droits d’auteur se sont mis en place très lentement (en trois siècles de 1480 à 1800) dans des situations nationales. Il a fallu la fin du XIXe siècle, l’âge de l’impérialisme européen pour que se mondialisent les règles d’application internationale de la propriété intellectuelle (avec les Conventions de Paris, Berne et Madrid).

Un rôle encadré et contesté

Exceptions, exemption pour les biens publics et transgression pour les biens privés font largement partie de la règle et de sa mise en oeuvre dès que l’on va regarder de plus près ce qui se passe. Ainsi, le contrat de brevet ou de marque, comme celui du droit d’auteur n’ont jamais été intégralement appliqués. D’une part, les exceptions (la copie privée ou la recherche pour les certificats d’obtention végétale) sont largement concomitant de l’instauration du monopole exclusif. D’autre part, le brevet en requérant, outre l’invention et la nouveauté, le fait technique et l’application industrielle distingue nettement la science appliquée de la zone limitrophe de la science fondamentale comme de la découverte de propriété de la nature. Enfin les transgressions délibérées (non-reconnaissance des conventions internationales au nom de la souveraineté - nationale, ou la généralisation de la contrefaçon à une échelle massive) représentent un aspect fondamental de l’esprit comme de la mise en oeuvre (enforcement) des dispositifs normatifs de la propriété intellectuelle

Un régime régissant la grande entreprise et les marchés importants

Il serait illusoire également de s’imaginer que le système des droits de propriété codifiés sous le régime du capitalisme industriel s’étendait de façon uniforme et homogène sur l’ensemble de l’activité productive des pays ayant adopté ces conventions. Le dépôt des brevets, des marques, leur examen, leur mise en oeuvre, leur entretien sur des périodes allant de 15 à 20 ans, la vérification du respect des droits d’auteur et de marques grèvent les coûts de transactions. Ces investissements de forme requièrent la création de véritables institutions qui absorbent une partie des ressources attendues. Aussi, les droits de la propriété intellectuelle ne sont appliqués (avec des actions judiciaires) le plus souvent que si les gains espérés dépassent le coût de leur mise en oeuvre. Ces droits n’apparaissent de façon effective que sur des marchés potentiels importants, et ne sont mis en oeuvre que par des agents puissants (grande entreprise, pouvoirs publics d’État jouissant d’une souveraineté effective, agences de gestion des droits d’auteur).

Le caractère discret et durable des innovations techniques a favorisé le respect des brevets par les nouveaux entrants sur le marché des biens industriels

Comment s’est posée la question des brevets (et à un bien moindre degré la question des marques et des droits d’au- - teur) pour les pays du Sud ? Dans un univers d’innovations technologiques majeures nettement séparées (non séquentielles, non modulables) et présentant une durée de vie longue, le recours systématique à l’achat de brevets a pu permettre à des pays de rattraper leur retard pourvu qu’ils aient fait en même temps un investissement suffisant en capital humain de façon à profiter de la science fondamentale des pays auprès de qui ils achètent ces brevets. Leur performance rapide à l’exportation pouvait leur conférer ensuite la possibilité de remonter les filières de production et de devenir producteur et enfin exportateur de brevets. C’est le modèle vertueux japonais ou coréen, mais aussi ceux des pays européens qui ont suivi l’Angleterre.

Mais dans tous ces exemples vertueux, il importe de remarquer que ce marché des brevets est un élément d’accompagnement et non le moteur du développement. Ce qui s’avéra indispensable à la montée en puissance technologique réussie, ce fut un contrôle de l’ouverture du marché intérieur gardé par l’État, ce qui suppose une forte intervention des pouvoirs publics dotés des institutions capables de le faire. Bien que le pouvoir central (voire local) en Chine, comme au Japon ait cherché à contrôler de façon monopolistique l’introduction des sciences pour se réserver les applications techniques lors de leur confrontation avec l’Occident, l’ouverture chinoise totale par le « Traité des Capitulations » a empêché ce que le Japon a réalisé (le modèle de développement en vol d’oie sauvage, c’est-à-dire l’ouverture des marchés et l’exposition des industries au libre-échange une fois qu’elles avaient atteint la taille leur permettant de ne pas être balayées par la concurrence internationale).

Une crise chronique d’exécution des droits de propriété intellectuelle

Mais ce fonctionnement vertueux, respectueux de la propriété intellectuelle, ne représente qu’une partie de l’histoire. Les derniers arrivés dans le développement, s’apercevant de la difficulté de résister (par exemple l’industrie cotonnière naissante du Brésil indépendant a été balayée entre1820 et 1860 par l’industrie anglaise s’appuyant sur le libre-échange) ont très vite cherché, dès qu’ils en avaient les moyens, à limiter les effets de domination et de rente induits par le tribut de la propriété intellectuelle. Ils se sont appuyés sur deux facteurs.

– Les brevets, les marques comme les droits d’auteur concernent des biens-connaissance et des services liés à l’exercice de la science ou de l’art, tous domaines qui sont fortement attirés par le modèle conventionnel des biens publics. En dehors de groupes représentant des intérêts particuliers de la société, il y a donc assez peu de pression sociale à ce que ces droits soient respectés. Les États récalcitrants au versement des droits de la propriété intellectuelle ont pu compter sur un large appui de leur population.

– L’autre argument qui a permis à nombre d’États de transgresser les conventions de la propriété intellectuelle a été leur contrôle d’un grand territoire et d’une population importante. Les États-Unis n’ont pas reconnu les droits d’auteur, ni la validité des brevets européens pendant leur période d’ascension au rang de grande puissance au XIXe ; la Russie soviétique fit de même ; la France s’opposa à l’Allemagne sur la reconnaissance du - caractère brevetable des molécules chimiques et pharmaceutiques de 1850 à 1914.

Les leçons à tirer des précédents historiques

On ne saurait parler par conséquent d’un régime de brevet ou de droits d’auteur dans un pays, (dans un ensemble de pays ratifiant une même convention) sans le relier étroitement au système d’éducation, de formation et d’innovation tant publique que privée, mais aussi au poids international de ce pays ou de cet ensemble de pays. Autrement dit, le recours à une codification des droits de la propriété intellectuelle sous la forme brevet n’est ni an- historique ni un outil passe-partout.

Il s’est posé en matière de droit de brevet, de marques et d’auteur un problème analogue à celui que l’on a rencontré à propos de la circulation des marchandises matérielles : non pas celui de l’ouverture ou de la fermeture, mais celui du degré d’ouverture ou d’exposition optimale au marché international. Les solutions de coins (fermeture totale ou ouverture totale) sont rejetées en général et ne présentent pas grand intérêt. Les pays qui ont accédé au développement ont combiné dans l’espace comme dans le temps, le marchand et le non-marchand, le degré d’exposition ou d’abritement des branches de l’appareil productif, l’importation marchande des savoirs-faire ou l’accès direct à des ressources disponibles légalement en open source ou bien récupérables par une appropriation de facto.

La crise actuelle : son caractère nouveau est lié à la révolution du numérique

Un enjeu décisif dans la mondialisation actuelle

Nous avons souligné que le régime des droits de propriété intellectuelle n’est jamais allé de soi. Ce régime est largement caractérisé par ses crises chroniques, ses réajustements continuels ainsi que par le rôle non négligeable des exceptions pour raisons militaires (une invention technique, une variété végétale sont soumises à un droit de préemption pour cause de sûreté nationale et peuvent être soustraits à la révélation publique), ou pour raisons sanitaire (des brevets sur des molécules pharmaceutiques pouvant être réquisitionnées par le biais des licences obligatoires). Pourtant ces problèmes classiques des droits de propriété intellectuelle se sont trouvé considérablement amplifiés depuis une vingtaine d’années au point de constituer le point litigieux par excellence des négociations internationales menées dans le cadre de l’OMC.

Une crise de simple aggiornamento, en attendant un monde où tous les droits de propriété auront été attribués sans erreur ?

Dans l’optique néolibérale, fortement appuyée par l’administration des États-Unis, la mondialisation actuelle est en train de réaliser avec l’ensemble des pays du monde, ce qui s’était produit lors de la mondialisation impérialiste de 1880-1910 entre les pays européens. L’entrée de la Chine (puis celle de la Russie) dans l’OMC devrait permettre que les règles de la propriété intellectuelle soient - définies enfin et appliquées partout dans le monde pour lutter contre la contrefaçon en particulier. Les bénéfices attendus seraient une accélération du développement : le dynamisme chinois est cité en exemple. Après quelques turbulences passagères, nous reviendrions à un régime de croisière de la propriété intellectuelle. Les implications pour tous les pays soumis à un respect rigoureux des droits de propriété intellectuelle vont dans le sens de la thèse développée par H. de Soto2. Tous les droits de propriété étant attribués sans erreurs, ni tricherie aux agents, les richesses latentes des travailleurs et entrepreneurs du tiers-monde pourraient enfin se transformer en actifs financiers et générer une formation accélérée de capital. À supposer qu’une telle opération soit possible, ce qui paraît hautement improbable, on n’aurait pas pour autant réglé le lancinant problème de la dévalorisation radicale à laquelle on assiste actuellement des droits de propriété sur des biens matériels par rapport aux droits de propriété intellectuelle : à quoi serviraient les gains éventuels issus de droits de propriété attribués à des actifs matériels, si en même temps, une partie plus importante des ressources ainsi gagnées devait être versée pour l’utilisation d’actifs immatériels détenus quasi exclusivement par le Nord ?

L’idée que la crise actuelle des droits de propriété intellectuelle se résorberait après une période de redéfinition est très discutable. De solides raisons expliquent que la rébellion en cours des pays du Sud n’est pas destinée à se résorber comme de simples turbulences d’adaptation ou d’aggiornamento des droits de propriété intellectuelle.

Les raisons d’une crise aggravée des droits de propriété intellectuelle

La crise des brevets, du droit d’auteur et, dans une moindre mesure, du droit de marque est structurelle. Elle prend ses racines dans une mutation considérable du capitalisme actuel que nous appelons émergence d’un capitalisme de régime cognitif3, que d’autres appellent la société de l’information ou le capitalisme informationnel4. Ces transformations sont liées de façon étroite à la révolution numérique et à l’appropriation par un nombre croissant d’habitants de la planète des technologies du numérique. L’activité se définit alors par la coopération décentralisée des cerveaux assistés d’ordinateurs en réseau mondialisé. La connaissance incorporée dans les biens, la production d’intelligence et d’innovation continuelle deviennent le coeur de la formation de la valeur économique5.

Des contradictions nouvelles : la très difficile cohabitation des droits de propriété intellectuelle traditionnels et du numérique.

Du fait de l’appropriation des NTIC, qui est une condition même de la captation de valeur dans le capitalisme cognitif, plusieurs contradictions flagrantes se manifestent de façon croissante.

– La numérisation et l’internet tirent les biens immatériels vers une logique de biens publics. La partie des connaissances qui se trouvent codifiées en informations soulève tous les problèmes explorés par l’économie de l’information (qu’elle soit numérique ou pas d’ailleurs) : des coûts élevés de production, des coûts de reproduction - nuls donc très peu de possibilité de les financer via le marché à une tarification marginale. Quant à la partie implicite de la connaissance, (ce qui fait qu’elle ne se réduit pas à de l’information), dans la mesure même où elle est mise en oeuvre par le biais du numérique, elle relève de plus en plus du modèle de la production de la science ou de celui de la création artistique6. Elle présente les caractéristiques d’un bien public : partage, indivisibilité, non rivalité. La production en réseau (le modèle général peer-to-peer dont la production de logiciels libres n’est qu’un exemple7), offre désormais un troisième terme au choix traditionnel entre le marché fonctionnant sur le signal des prix et le contrat fonctionnant sur l’attribution hiérarchique des tâches (entreprise et État). Il en résulte un tropisme nouveau : une part croissante de la production en valeur est attirée vers le modèle des biens publics. Surgit donc un problème de mise sur le marché de façon viable pour ces biens connaissance.

– La numérisation brouille également les frontières traditionnelles entre la science fondamentale et la science appliquée : cette dernière incorpore de la science fondamentale codifiée, mais ses procédures sont elles-mêmes codifiées, et réduites à des biens informationnels aisément copiables8.

– Le troisième facteur d’aggravation de la crise des droits de propriété dans la nouvelle « grande transformation » à laquelle nous assistons est une crise structurelle de l’exécution (enforcement) de ces droits. Ceux-ci avaient dû se redéfinir dans le capitalisme industriel à chaque progrès des techniques de reproduction (Gutenberg, la sérialisation industrielle manufacturière, la photographie, le - cinéma, la photocopie, l’audiovisuel analogique). La difficulté technique à reproduire des biens immatériels (en particulier la différence sensible entre l’original et la copie) rendait techniquement difficile la transgression des monopoles temporaires institués par les droits de propriété intellectuelle ; la contrainte disciplinaire juridique ne jouait qu’à la marge dans leur efficacité dissuasive. La numérisation, et la dépendance croissante de la production matérielle à des programmes informatiques, pose en termes totalement nouveaux la mise en oeuvre des droits de propriété intellectuelle9. La technique et l’informatique rendent désormais facile cette transgression. La question du « Digital Right Management » est devenue problème numéro 1 de la viabilité économique privée de l’économie numérique. Les différents systèmes proposés (des dispositifs techniques d’identification, de limitation des accès, jusqu’à la cryptographie) remettent en cause des libertés publiques, paraissent alourdir de façon absurde les procédures et surtout détruisent totalement d’encadrement des droits de l’immatériel qui existaient sous le capitalisme non numérique (en particulier la copie privée, l’accès public –open archives–, l’exception pour enseignement, recherche et création).

La surenchère de la bataille des nouvelles clôtures

Facteur aggravant d’une crise déjà bien nourrie, les industries informationnelles confrontées à des difficultés croissantes d’exécution des droits de propriété intellectuelle mènent depuis une vingtaine d’années une bataille acharnée pour un renforcement des difficultés d’accès aux biens informationnels. Elles ouvrent la bataille pour de nouvelles clôtures.

Les monopoles temporaires (brevet, droits d’auteur), ou quasi permanents (marques) permettent des profits sans commune mesure avec la vieille économie industrielle stabilisée. Les sommes en jeu sont considérables. Mais ces gains sont rendus très incertains par l’évolution permanente et très rapide des techniques, la vitesse de réaction et d’adaptation des praticiens du numérique qui frappent d’obsolescence les dispositifs de contrôle et accentuent leur tendance à devenir des biens communs. Le marché des biens informationnels et des biens connaissance est instable (il oscille entre le monopole et l’impossibilité de recourir au marché et les solutions mixtes s’avèrent difficiles : en clair le logiciel libre chasse le logiciel propriétaire sauf si celui-ci se protège par des barrières extra-économiques). Aussi a-t-on assisté à une réaction très violente des majors des médias, des industries des télécommunications, de nombre d’États-nations cédant à des pressions ouvertes.

C’est une véritable contre-révolution d’un « tout propriétaire extrémiste » qui est prêchée. La bataille autour des « nouvelles clôtures » se manifeste dans tous les domaines : les logiciels, les algorithmes, des pans entiers de la science fondamentale dans le domaine du vivant humain, animal et végétal10.

Tout se passe comme si, n’arrivant plus à assurer l’exécution de droits de propriété intellectuelle (les brevets limités à l’application inventive de technique industrielle), les monopoles de l’information et de la communication, les industries de pointes (biotechnologies, nanotechnologies) jouaient leur va-tout dans une propriétarisation de tout le domaine du numérique, puisqu’il est le maillon faible du dispositif d’exécution des droits de l’immatériel.

L’impasse de cette contre-révolution

Le problème est que cette stratégie de dramatisation hyperbolique « de la tragédie des communs » (G. Hardin, 1968) est à la fois contreproductive sur le plan strictement économique de la production de richesses nouvelles et à ce point autoritaire qu’elle débouche sur une instabilité croissante et sur une menace du caractère démocratique de la société.

Augmenter la durée des brevets, en faire la règle de fonctionnement général du capitalisme cognitif, c’est aller vers une entropie croissante de l’innovation et de l’invention ainsi que l’illustre l’exemple très critiqué désormais de l’éparpillement des fragments du génome humain entre différents laboratoires privés à la suite du Bay Dole Act11 qui n’ont plus de raison de coopérer. L’explosion des dépôts de brevets essentiellement dans les domaines de l’informatique, des technologies du numérique et des biotechnologies (les autres industries ne manifestant pas du tout cette tendance) alourdit puis paralyse aussi bien les communautés paysannes et traditionnelles qui ne peuvent mettre en oeuvre le « golden rice » qui est couvert par plus de 50 brevets dans 5 domaines différents, que les PME et désormais les sociétés de services du monde entier, obligées de payer des royalties ou totalement dissuadées d’inventer de nouveaux produits ou de nouvelles techniques.

Pour conclure : la très logique rébellion du Sud et les nouvelles alliances

Le système des droits régissant la propriété intellectuelle, était déjà très lourd pour les pays du Sud avant la révolution numérique. Cette dernière offre pourtant, pour la - première fois, la possibilité de créer des biens publics mondiaux par numérisation et généralisation de l’accès gratuit aux bases de la production de connaissance, et ceci, à un coût dérisoire, quand on le compare au coût des infrastructures du capitalisme industriel. Le Sud peut donc prendre un vrai raccourci vers le développement.

Le mouvement des nouvelles clôtures vise à péréniser la position de leadership du Nord lui permettant de vivre d’une nouvelle rente . Cette rente est bien plus menaçante que la rente agraire du temps de Ricardo, car au début de la Révolution industrielle, les propriétaires terriens ne constituaient pas l’aile marchante de l’accumulation. Microsoft à la tête du lobby mondial de durcissement des droits de propriété intellectuelle, c’est comme si les patrons des usines de Manchester avaient été à la tête de la croisade des Landlords contre l’industrialisation.

À la différence d’un conservatisme prudent, l’offensive pour la protection de la propriété intellectuelle crée des situations explosives inacceptables pour les pays du Sud, aussi bien en matière de santé (les génériques pour le SIDA), en matière de dépendance technologique, qu’en termes de gestion de leur balance des paiements. Un pays comme la Corée paye bon an mal an de l’ordre de 15 à 20 milliards de dollars en brevets, tandis que les États-Unis en récupèrent plus de 90 milliards de dollars.

Quel pays du Sud, qui a encore des investissements considérables à faire dans le domaine de l’éducation et des infrastructures de l’immatériel (seule condition d’accès à la révolution numérique) peut se payer un régime de brevets de plus en plus lourd et se glissant, via la brevétisation des - logiciels, à tous les niveaux de la production ? Aucun et pour une raison simple : les États européens au XIXe siècle, la Corée, Taïwan dans les années 1970, avaient encore des espaces protégés. En accompagnant la mondialisation, la privatisation de la dette publique des pays du tiers-monde, la libéralisation croissante des échanges et surtout le libre mouvement des capitaux et des taux de change ont construit désormais un degré de contrainte financière qui disqualifie d’avance les stratégies d’autonomie nationale (à l’exception de très grands pays tels la Chine et l’Inde).

Inévitablement, les pays du Sud seront poussés à agir collectivement comme ils ont commencé à le faire à Cancun. Les stratégies extrémistes des multinationales de type Microsoft qui ont développé une pression inouïe pour pousser l’Union Européenne sur la pente glissante de la brevétisation du logiciel, entraînent déjà des nationalisations rampantes des actifs immatériels. Le Brésil, l’Inde, l’Afrique du Sud agitent de plus en plus la menace de recourir systématiquement aux licences obligatoires. Mais chacun sent que le degré d’interdépendance (co-linkage) de l’économie mondiale est tel que c’est au niveau de la gouvernance mondiale (avec une reforme profonde de l’ONU, du FMI, de la Banque Mondiale, de l’OMPI…) que les pays du Sud pourront obtenir les garanties de la construction des biens communs indispensables tant à leur développement propre qu’à un développement durable global.

Tel qu’il est actuellement, le régime de la propriété intellectuelle présente toutes les caractéristiques du vieux capitalisme industriel alors que nous avons basculé dans une autre économie, un autre type d’accumulation et donc de développement.

Mais, comme ce système de droits de propriété ne présente même plus les limites que le capitalisme industriel avait dû accepter d’assigner à sa mise en oeuvre sous la pression sociale, il devient un facteur d’instabilité redoutable. On est donc très loin de ce facteur de stabilisation que vantent les partisans d’un nouvel ordre mondial marchand de la propriété intellectuelle.

Quelles alliances ?

Au Nord comme au Sud, les batailles contre l’érection de nouvelles clôtures sont loin d’être jouées d’avance. En général, ce type d’énoncé signifie que tout espoir n’est pas perdu, ce qui n’est guère rassurant. Il me semble qu’il faut insister ici sur le caractère raisonnablement optimiste et profondément rationnel d’une stratégie de construction des nouveaux domaines publics et des nouveaux biens communs de l’époque du numérique et partant, d’une redéfinition radicale des droits de propriété intellectuelle et de leurs limites.

Les modèles de multiplication des droits de propriété sur l’immatériel sont affligés d’une quintuple faiblesse qui les condamnera inévitablement, résumant la seule question à la longueur de leur survie néfaste :

– le caractère continuel de l’innovation technologique produite par la révolution du numérique, l’informatique, la miniaturisation rend caduques les tentatives de figer un exercice des droits numériques ;

– leur performance économique dans le domaine de la production de la connaissance au moyen de la connaissance et dans celle du vivant à partir du vivant est bien moindre que celle du modèle peer-to-peer ;

– ils vont de pair avec un modèle de société autoritaire qui va à l’encontre des garanties démocratiques ;

– enfin, ils accentuent l’inégalité planétaire à des niveaux d’autant moins acceptables que la coopération entre les cerveaux humains assistée par des ordinateurs et en réseau mondialisé, véhicule des modèles de hiérarchie beaucoup moins verticaux.

Les réseaux du libre, nés autour des universités américaines, sont désormais largement répandus à l’échelle planétaire depuis 1995 et ont jeté des ponts sur le gouffre qui sépare le Nord du Sud. Depuis cinq ans, on voit des gouvernements des pays du tiers-monde, opter pour les logiciels non propriétaires et affronter les multinationales pharmaceutiques ou les semenciers. Percy Schmeiser, l’agriculteur canadien qui a perdu le procès que lui a intenté la Monsanto en Cour Suprême du Canada, a parcouru hier le monde et a reçu un large soutien qui lui a permis de payer l’amende qui lui a été infligée. Aujourd’hui des centaines d’internautes sont poursuivis pour téléchargement de musique...

Globalisation des problèmes du développement, de l’avenir écologique de la planète, libre-accès aux biens connaissance grâce à la numérisation publique, vont de pair avec l’expansion des logiciels non propriétaires, avec la défense d’un principe de conditionnalité des droits de propriété intellectuelle, avec des mouvements de promotion des licences de type « Creative commons ».

Autour des questions des droits de propriété intellectuelle dans le capitalisme cognitif, une nouvelle frontière apparaît. Et avec elle, la possibilité d’une autre marche des droits civiques et planétaires.

Le mouvement du libre numérique est très puissant aux États-Unis. Les pays du Sud qui entendent résister à la pression des nouvelles clôtures espèrent que l’Union Européenne saura se joindre à eux dans la renégociation de l’Accord sur les ADPIC.

Sans doute la désobéissance numérique constituera-t-elle l’un des meilleurs terrain de création d’un altermondialisme qui se cherche et de cette « dissidence numérique » qu’André Gorz évoquait dans son ouvrage séminal12 « L’immatériel ».

1 Voir sur le droit d’auteur, l’excellente anthologie présentée par Dominique Sagot-Duvauroux La propriété intellectuelle, c’est le vol, Les Presses du Réel, Dijon , 2002

2 Hernando De Soto, (2005) Le mystère du capital : Pourquoi le capitalisme triomphe en Occident et échoue partout ailleurs, Flammarion, Paris, Édit. anglaise : The Mystery of Capital : Why Capitalism Triumphs in the West and Fails Everywhere Else ; Basic Books, 2000, New York

3 Voir A. Corsani, P. Dieuaide, M. Lazzarato, Y. Moulier Boutang, J.-M. Monnier, B. Paulré, C. Vercellone ( 2001), Le capitalisme cognitif comme sortie de la crise du capitalisme industriel, Un programme de recherche, Communication au Forum de la Régulation, Paris, document disponible sur CD Rom ; B. Paulré (2004) Paulré, Introduction au capitalisme cognitif, 1e journée d’étude organisée par le GRES et MATISSE-ISYS CNRS-Université Paris 1, Paris, le 25 novembre 2004 (à paraître).

4 P. Aigrain, (2005), Cause commune, l’information entre bien commun et propriété, Fayard, Paris.

5 Y. Moulier Boutang (2002) (2002B), Nouvelles frontières de l’économie politique du capitalisme cognitif, Communication au Colloque Textualités et Nouvelles Technologies, 23-25 octobre, Musée d’Art Contemporain de Montréal, Revue éc / artS, nº 3, pp. 121-135 ; Voir également l’ensemble des contribution du dossier majeur, « Capitalisme cognitif », du nº2 de la Revue Multitudes, à l’adresse suivante http://multitudes.samizdat.net

6 M. Lazzarato, (2002), Puissance de l’invention ; la psychologie économique de G. Tarde contre l’économie politique, Les Empêcheurs de penser en rond, Le Seuil, Paris

7 Y. Benkler, (2002), Coase’s Penguin, or, Linux and the Nature of the Firm, The Yale Law Journal, (vol. 112, 369 ), téléchargeable sur le net à http://www.benkler.org/CoasesPengui... ; voir aussi Y. Moulier Boutang (2003B) Le modèle productif du logiciel libre : Une institution intermédiaire entre le marché et l’Étatin Actes du Colloque Construction d’identités, construction de sociétés, en l’honneur de Renaud Sainsaulieu, Royaumont, 4 juin 2002, CNRS, LSCI-IRESCO, Paris pp. 111- 130.

8 Y. Moulier Boutang (2004) Science, capitalisme cognitif et droits de propriété, Communication au Colloque Sciences, techniques, technosciences, nouvelles réalités, nouveaux regards, Centre d’Alembert CIEEIST (Centre Interdisciplinaire d’Étude de l’Évolution des Idées, des Sciences et des Techniques), Université de Paris 11 12-13 mai 2004 (à paraître).

9 Y. Moulier Boutang, (Cepal, Santiago du Chili 2002 et UNAM Mexico 2004) Les nouvelles clôtures:nouvelles technologies de l’information et de la communication ou la révolution rampante des droits de propriété disponible sur le site http://fr.pekeafr. org/ ?p=11&c=8-7-Y-MOULLIERBOUTANG.html

10 Y. Moulier Boutang 1999, op. cit. ; J. Boyle (2003), The second enclosure movement ans the construction of the public domain, disponible sur http://james-boyle.com ; Y. Moulier Boutang (2004), (11 mars 2004) À propos des brevets sur les savoirs, les logiciels et le vivant : les nouveaux enjeux de la propriété - intellectuelle dans le capitalisme cognitif, communication au Séminaire Sciences, sociétés, pouvoirs : approches historiques, ENS Ulm. ; P. Aigrain 2005 op. cité.

11 Coriat, B., Orsi, F. & Weinstein O., 2003, Does biotech reflect a new science-based innovation regime ?, Industry and Innovation, Vol. 10, 3, pp. 231–253, Septembre.

12 André Gorz, L’immatériel, Éd. Galilée, 2003.

Posté le 16 avril 2008

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