Rendre les médicaments abordables : un Traité « R&D+ » pour remplacer les « ADPIC+ »

James Love est directeur du Consumer Project on Technology (CPTech), une fondation basée à Washington. Tim Hubbard est le responsable du projet de décryptage du génome humain au Wellcome Trust Sanger Institute de Hinxton, Cambridgeshire en Grande-Bretagne.

Le mécanisme global de financement des médicaments par le marché est en faillite. Il doit changer. Si nous voulons l’innovation, l’équité et l’efficacité, nous avons besoin d’inventer un nouveau modèle économique pour la santé.

En novembre 2001, les États membres de l’OMC ont adopté à Doha la « Déclaration sur l’Accord sur les ADPIC et la Santé Publique » qui précise que l’Accord sur les ADPIC doit être interprété et implémenté de façon à soutenir le droit des États membres à protéger la santé publique et à permettre l’accès pour tous aux médicaments. C’était un pas très important vers l’équité. Mais dans les mois qui ont suivi, le gouvernement des États-Unis a mis en place une série de négociations commerciales bilatérales qui comprenaient des mesures1 dites « ADPIC+ » qui rendent caduques la Déclaration de Doha.

L’Union européenne, les États-Unis et le Japon ont soulevé des objections concernant le prix des médicaments dans diverses discussions bilatérales. En 1999, la Commission européenne2 et les États-Unis3 ont imposé à la Corée du Sud des prix élevés pour les médicaments brevetés. La Commission européenne a soulevé un cas similaire contre la Turquie en 20034. Les États-Unis ont derrière eux une longue histoire de démantèlement des politiques de contrôle des prix par les pays pauvres, et ont récemment mené campagne pour torpiller de même les négociations de prix menées par les autres pays développés5.

L’intégration des prix de médicaments et de la propriété intellectuelle dans les négociations commerciales sont défendues au nom de la valorisation de la Recherche & Développement. Pour nous, et pour tout ceux qui souhaitent - disposer de médicaments plus accessibles, il est nécessaire de se confronter à ce problème central, afin de répondre simultanément aux besoins de financement de la R&D pour les nouvelles molécules et à la mise en place d’un accès large et équitable aux médicaments.

L’Accord sur les ADPIC et le nombre croissant des accords « ADPIC + » sont biaisés. Il ne connaissent qu’une seule méthode pour financer les investissements dans la R&D : augmenter les prix. Or plus ces accords réussissent à augmenter les prix et moins les médicaments sont abordables. La contradiction est encore plus claire dans les pays en développement, où les propriétaires de brevets ne cherchent à vendre leurs produits qu’aux franges supérieures de la population afin de maximiser leurs profits6. Les pays développés eux-mêmes doivent rationner les médicaments. Par exemple « Singular », un médicament contre l’asthme chronique n’est remboursé que dans quelques pays seulement. Les traitements pour les maladies graves ont des tarifs astronomiques. Si l’on écoute le Dr Robert Wittes, chercheur qui était auparavant cadre dirigeant de BMS (Bristol-Myers Squibb), les compagnies d’assurance ne veulent plus payer pour des traitements anti-cancéreux comme Erbitux, qui est proposé à 10000 $ par mois7. Wittes remarque : « Les plans de financement partagés et le plafonnement des remboursements vont conduire à faire supporter une charge de plus en plus intenable à ceux qui seront décidés à suivre des traitements lourds ». De surcroît, les tiers-payants peuvent décider à tout moment que les médicaments ne méritent pas le prix demandé, ou limiter les usages « hors-protocole », ce qui est particulièrement handicapant pour les traitements anti-cancéreux dans lesquels les médicaments sont généralement utilisés - « sur un spectre beaucoup plus large que les indications précisément adoptées par la FDA ».

Les monopoles de marchés sont inefficaces. Seule une petite fraction des prix pourtant si élevés est réellement ré- investie dans la Recherche et Développement, et dans la majeure partie des cas pour des produits non innovants de type « me too » pour des maladies chroniques qui affectent principalement des patients aisés. Il y a très peu d’investissement de la R&D privée qui va à la recherche fondamentale, à des biens publics comme le Projet Génome humain (HGP) ou Medline, à la mise au point de vaccins ou d’autres traitements prioritaires, comme ceux pour le paludisme. Une protection trop élévée des droits de propriété intellectuelle sur les molécules conduit aussi vers d’autres problèmes, comme un secret excessif ou des barrières anti-compétitives sur les innovations secondaires8.

Les investissements massifs dans le marché des médicaments protégés par des brevets ou d’autres droits exclusifs ne sont pas seulement du gaspillage, ils conduisent aussi à des usages inadaptés qui découlent de pratiques frauduleuses ou non éthiques de promotion de ces produits auprès des prescripteurs9.

Un schéma de financement de la recherche pharmaceutique qui repose uniquement sur l’instauration de monopoles de marché est moralement condamnable, économiquement inefficace et entaîne la corruption. Nous pouvons et nous devons trouver mieux.

« R&D + »

Nous voulons proposer un nouveau schéma pour le financement des médicaments, qui serait dirigé directement vers la R&D et non sur l’instauration de monopoles par brevet et prix élevés, les mécanismes actuels10. Notre idée est de basculer le contexte du commerce vers la santé. Nous ne disons pas que l’argent importe peu. Le développement de nouveaux médicaments est un processus très onéreux. Nous souhaitons simplement mettre en place un modèle qui fasse que le fardeau de ce financement soit équitablement réparti.

Il peut exister d’autres modèles économiques que le financement par des prix de médicaments élevés. Par exemple, les pays peuvent imposer aux firmes pharmaceutiques qu’un pourcentage des ventes de médicaments ou des assurances santé soient réellement investis en R&D. Un mécanisme comme celui des « crédits sur les maladies orphelines » existant aux États-Unis peut aussi offrir un moyen décentralisé de financer les essais thérapeutiques. Il en est de même des déductions fiscales qui peuvent accompagner les dons aux fondations, comme celles de Gates, Ford ou Rockfeller. Il reste aussi l’option d’un financement direct de la R&D par la puissance publique, du type des 100$ par tête qu’acquittent les contribuables des États-Unis pour le National Institute of Health (NIH). Certains économistes ou leaders politiques préconisent aussi la multiplication de « bourses et prix » publics ou privés pour récompenser des découvertes pharmaceutiques.

En résumé, ce qui se fait aux États-Unis peut se faire aussi dans d’autres pays. Toutes ces méthodes renforcent - l’alternative au financement de la R&D en mettant en place des partenariats innovants entre le secteur public et le privé, les incitations fiscales, les projets de recherche... Cet ensemble d’incitations coûte en réalité très peu d’argent.

Un schéma de financement qui ne reconnaît que la propriété intellectuelle néglige les investissements globaux et nous oblige à des prix élevés pour financer les nouveaux médicaments. Il ne résoud rien de ce qui concerne la large diffusion des biens publics de la connaissance.

Une approche « R&D + » devrait considérer autant les dépenses publiques que celles du privé, et permettre à chaque pays de choisir la répartition entre ces deux modes. Il permettrait aussi une plus grande flexibilité dans les mécanismes de financement. Il encouragerait chaque pays à mettre en place une politique de financement de la recherche médicale adaptée au niveau de protection souhaité. Une véritable compétition vertueuse entre mécanismes de financement serait ainsi engagée.

Dans un projet multilatéral ambitieux, l’approche « R&D + » permettrait de fixer des cibles à la recherche médicale qui seraient raisonnablement adaptées aux revenus et aux niveaux de développement de chaque pays, comme par exemple dix à quinze pour cent du Produit intérieur brut. Cet argent pourrait être utilisé pour acheter des produits à haut prix auprès des firmes pharmaceutiques… Il pourrait aussi servir à développer les universités ou les entreprises nationales, utilisant les ressources locales pour créer des compétences locales, du savoir-faire et du travail.

Dans les négociations bilatérales ou régionales, l’approche « R&D + » pourrait remplacer ou complémenter les accords sur la propriété intellectuelle. Par exemple, dans ses négociations de libéralisation des marchés avec les États-Unis, la Thaïlande pourrait proposer d’augmenter ses investissements locaux dans la recherche et le développement sur le SRAS, la Grippe aviaire ou le SIDA en échange d’un chapitre sur les droits de propriété intellectuelle plus souple que celui qui est proposé généralement.

Un tel investissement supplémentaire de la Thaïlande serait bien vu par nombres de membre du Congrès des États- Unis qui souhaitent élargir la base de financement de la recherche médicale. Ce serait aussi une proposition plus attractive pour la Thaïlande que de payer des prix trop élevés pour des médicaments contre le cancer ou les maladies cardio-vasculaires. Le résultat global d’une approche « R&D+ » serait plus profitable que les « ADPIC+ », tant pour la Thaïlande que pour les États-Unis.

Pour différentes raisons, « R&D+ » conduirait à une infrastructure R&D plus décentralisée, avec un accroissement des transferts de technologie et le développement de compétences locales que ne le ferait l’approche « ADPIC + ».

« R&D + », santé et objectifs de développement

Avec les « ADPIC + », nous aurons trop d’investissements dans des copies serviles de médicaments sans innovation et trop peu d’investissements dans les biens publics, les recherches innovantes, les vaccins et les autres priorités sanitaires.

Comment « R&D + » pourrait-il faire mieux ? Une fois le contexte des accords d’échange modifié, pour passer du « commerce » à la « santé », il devient plus aisé de prendre en compte l’agenda social. Un des mécanismes serait de pondérer les contributions par le niveau social des pays. Les débats sur les traités de R&D se focaliseraient sur trois secteurs prioritaires :

– le transfert de technologie, au travers de collaborations entre les pays développés et les pays en voie de développement ;

– l’ouverture, telle qu’elle est mise en oeuvre dans le Projet du Génome Humain ou les médicaments génériques ;

– la priorité à la santé publique, par des recherches sur des maladies comme le paludisme ou d’autres maladies négligées, ou des vaccins contre le SIDA et le SRAS. Quelques remarques pour conclure

Dans ce court article, nous avons présenté un schéma de négociation qui ne tranche pas sur le choix cornélien entre l’accès et l’innovation. Il ne tranche pas non plus entre une approche publique ou privée. Les deux sont utiles. « R&D + » est flexible et permet des décisions décentralisées.

Les négociateurs choississent des niveaux plancher pour le financement de la R&D. Les objectifs sociaux sont pris en compte au travers d’une pondération pour la mesure des contributions de chaque partie prenante. Chaque pays indique les moyens qu’il va mettre en oeuvre pour atteindre les objectifs négociés. Certains vont choisir une protection accentuée des droits de propriété intellectuelle, - d’autres préféreronts une approche d’ouverture. Certains préfèreront les investissement dans le secteur public quand d’autre privilégieront une approche entrepreneuriale. À court terme, une approche plus incrémentale de type « R&D + » permettra de contourner les effets les plus dangereux des accords « ADPIC + ».

Nous croyons fortement que « R&D + » est un projet crédible. Le présent modèle ne fonctionne plus, ni pour les pays en voie de développement, ni même pour les pays industrialisés. Les modèles économiques uniquement basés sur une propriété intellectuelle verrouillée sont en train d’exploser, même aux États-Unis et en Europe. Nous devons trouver des moyen d’éviter les politiques malthusiennes de rationnement, qui conduisent à l’inefficacité et la corruption des professions médicales et scientifiques, pour au contraire promouvoir une science ouverte, source de plus grande innovation.

« R&D+ » est notre futur, mais nous en avons besoin dès maintenant.

1 Pour les brevets : limitation sur les licences légales, extension de la durée, élargissement de la couverture et baisse de l’exigence de nouveauté et de lien avec l’enregistrement des médicaments.

2 1999/C 218/03. Rambau Garikipati, EU companies frustrated with drug pricing guidelines ; Korea Herald, 12 juin 2004.

3 Le gouvernement coréen a accepté en 1999 d’établir le prix des nouveaux médicaments en fonction du prix moyen aux États- Unis, en Grande-Bretagne, en France, en Allemagne, en Suisse, en Italie et au Japon. 2002 National Trade Estimate Report on Foreign Trade Barriers, USTR.

4 2003/C 311/04.

5 International Trade Administration, Drug Pricing Study Federal Register : 1er juin 2004, Volume 69, Number 105, page 3088230883.

6 En république dominicaine, le prix du Plavix, médicament pour les maladies cardiaques correspond à 60% du salaire d’un travailleur.

7 Robert E. Wittes, Cancer Weapons, Out of Reach ; Washington Post, 15 juin 2004.

8 Keeping science open : the effects of intellectual property policy on the conduct of science ; Royal Society. Avril 2003.

9 Richard Smith, Medical journals and pharmaceutical companies : uneasy bedfellows, BMJ 2003 ;326:1202-1205 (31 mai).

10 TJ Hubbard and J Love. A New Trade Framework for Global Healthcare R&D; PLoS Biology, 2004. 2(2) : p147-150.

Posté le 16 avril 2008

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