Propriété intellectuelle et biotechnologies : quels enjeux pour le développement des PVD ?

UMR GAEL, INRA et Université P. Mendès France de Grenoble et Chercheur Associé au Laboratoire d’Économétrie de l’École polytechnique de Paris.

La mise en oeuvre de la propriété intellectuelle dans les biotechnologies est controversée quant à ses effets sur les incitations à la recherche et au développement, et à ses impacts sur le bien-être social. Par exemple, avec Claude Henry et Laurence Tubiana en 2003, nous avons montré que la mise en oeuvre actuelle, des brevets sur les séquences de gènes ne correspondait pas à une situation économiquement optimale.

Les effets pervers identifiés sont multiples, tant pour les pays industrialisés que pour les pays en développement : – Dans l’organisation de la recherche dans les pays industrialisés, les laboratoires publics et les entreprises privées font face à des situations de « buissons de brevets » (Shapiro, 2000) et de « hold-up » (dépendance à des brevets dont l’innovateur ignorait l’existence). Cette situation conduit à ce que Heller et Eisenberg (1998) ont qualifié de « tragédie des anti-commons ». Cette tragédie a des impacts sur la valeur sociale des innovations pour les consommateurs du Nord, mais également du Sud, en limitant les possibilités de développement, au sein des instituts publics de recherche du Nord, de recherches et d’innovations spécifiques en faveur des pays en développement ; – Dans les pays en développement, l’accès aux innovations du Nord est délicat, tant pour les innovations technologiques (transfert de technologies) que pour les innovations de produits (accès aux médicaments et aux variétés végétales les plus performants). Or, aujourd’hui, au niveau institutionnel, l’Accord sur les ADPIC, signés au sein de l’OMC, préconise la mise en place d’un système de propriété intellectuelle dans les - pays en développement pour y faciliter la diffusion des innovations.

Dans cette présentation, notre objectif est de montrer quelles sont les conditions de mise en oeuvre d’une propriété intellectuelle dans les pays en développement qui garantissent une efficacité économique et sociale des résultats des recherches en biotechnologie dans les pays en développement. Pour ce faire, nous allons regarder les conséquences pour deux types de pays : Les PVD actifs en recherche et développement et les PVD peu actifs en recherche et développement.

Quels accès pour les pays en développement ayant construit des capacités de R&D

L’accès aux innovations a une importance extrême pour contribuer au développement. Cet accès est à deux niveaux : d’une part un accès aux produits issus des biotechnologies – médicaments, semences, etc. – et d’autre part un accès aux techniques de production, voire aux technologies favorisant la R&D dans les biotechnologies. Ces deux niveaux d’accès sont nécessaires du fait de l’urgence alimentaire et sanitaire dans beaucoup de pays en développement.

Organisation de la recherche et propriété intellectuelle dans les pays en développement

Les enjeux pour la recherche dans les pays en développement vont dépendre des types de droits de propriété qui seront retenus au niveau de chaque pays, des interactions croisées entre les PVD et les pays industrialisés (PI) et de - leurs impacts prévisibles sur la croissance des pays impliqués selon les opportunités retenues (transferts de produits finaux, transferts de technologies, partenariats de recherche…). Dans ce contexte, les brevets, ou tout autre système de protection intellectuelle, reposent sur les pays dans lesquels ils ont été déposés, sous la condition qu’ils respectent le niveau d’harmonisation minimal négocié dans le cadre d’institutions internationales comme l’Accord sur les ADPIC au sein de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC).

Le choix du type de propriété intellectuelle, pour les pays en développement, mais également dans les pays industrialisés, doit s’analyser de manière stratégique. Il s’agit de choisir le système de protection qui va maximiser le surplus social du pays et sa croissance, c’est-à-dire prendre en compte les caractéristiques spécifiques de son système de recherche et de développement (tableau 1). Ces systèmes de droits de propriété intellectuelle, dans le contexte de la Convention sur la Diversité biologique (CDB), devraient favoriser les transferts de technologies des PI et des PVD les plus avancés dans les biotechnologies vers les autres pays en développement par l’octroi facilité de licences, qu’elles soient gratuites ou à coûts réduits pour le PVD (fonction par exemple d’un indicateur macro-économique). Ces systèmes de droits devraient également favoriser la mise en place d’activités de recherche avec, notamment, des opérations de recherche en coopération (Ramani, 2000), voire des recherches en partenariat avec les pays en développement les plus avancés dans les biotechnologies comme l’Inde ou la Chine.

Tableau 1 : Niveau de recherche en biotechnologies et droits de propriété

Accès au matériel Propriété intellectuelle Recherche Accès faible et très Faible car pouvoir avancée réglementé pour favoriser la recherche interne. d’imitation fort Recherche Accès large et très Fort pour attirer les peu avancée réglementé (royalties, transferts technologiques, etc.) pour favoriser les transferts de produits et de technologies qui sont issus des biotechnologies, voire le développement des biotechnologies dans le pays concerné (participation au bien-être social et à la croissance). investissements extérieurs (transferts de technologie), car pouvoir d’imitation faible.

Source : Henry, Trommetter et Tubiana (2003)

L’exemple de la Pharmacie

Ces deux niveaux d’accès (aux produits puis aux technologies) sont nécessaires du fait que face à l’urgence sanitaire dans beaucoup de pays en développement, en particulier dans le cas du SIDA, une approche séquentielle paraît nécessaire (Henry, Trommetter et Tubiana, 2003) :

Dans un premier temps la diffusion des médicaments et dans un second temps le transfert des technologies de production et de recherche. Des exemples montrent que le coût de la trithérapie est différencié selon les pays et qu’il est très difficile d’avoir des informations sur la formation des prix des médicaments :

– Le coût de la trithérapie est d’environ 750 euros par mois dans les pays industrialisés, où les entreprises pharmaceutiques intègrent dans la formation du prix le retour sur les investissements en R&D et les coûts de production, faute de quoi l’entreprise ne réaliserait pas le médicament ;

– Dans les pays en développement, ce prix peut être ramené après accord avec les grands groupes entre 10 et 25% des tarifs pratiqués dans les pays industrialisés (par exemple en Côte d’Ivoire, ou au Sénégal), voire moins aujourd’hui selon la Fondation Clinton. Ces prix correspondent selon les grands groupes pharmaceutiques au moins aux coûts de production ;

– Enfin, il pourrait être encore inférieur en utilisant des génériques fabriqués dans d’autres pays en développement où l’industrie pharmaceutique est présente (Inde, Brésil, etc.) et où les coûts de production sont plus faibles. Aujourd’hui ce coût peut tomber à moins de 200 dollars par an (MSF 2002).

Dans un second temps, on peut envisager un transfert de technologie pour la production de médicaments dans les pays en développement, et leur permettre d’exporter vers les pays qui n’ont pas la possibilité de supporter le coût du médicament fabriqué par l’entreprise détentrice du brevet. Cela devrait conduire à une baisse des coûts de production - importante, donc augmenter le nombre de malades des pays en développement qui auraient accès à ces trithérapies dans des conditions compatibles avec leur niveau de vie. Cela participerait aussi à la croissance des pays en développement. Ce transfert de technologies de production et de recherche peut être réalisé au niveau national mais également au niveau régional pour coordonner la production et les recherches de différents pays et garantir une masse critique suffisante en termes de chercheurs.

Synthèse

Pour qu’un tel modèle de transfert de technologies de production et de recherche puisse se mettre en place on doit créer un contexte de « concurrence douce » sur le marché des produits (Tirole, 1992), c’est-à-dire s’assurer qu’il existe une différenciation des produits suffisante pour rassurer l’entreprise détentrice du brevet. S’il y a différenciation, l’entreprise qui possède le brevet est alors peu affectée par l’entreprise à qui elle cède la licence. Ces conditions de différenciation peuvent être de différents types : marchés géographiquement distincts, produits distincts… Cette différenciation peut être institutionnellement créée : la licence est limitée à des zones géographiques bien déterminées et son respect dépend de la mise en oeuvre des droits de propriété sur la zone géographique concernée. Dans le cas d’une différenciation institutionnelle pas suffisamment crédible (situation souvent reprochée aux pays en développement par les entreprises du Nord), cette différenciation peut être physique : modification de l’aspect du produit pour éviter des importations parallèles illégales.

Quels accès pour les pays en développement les moins avancés en capacité de R&D

Les transferts de technologies proposés dans la section précédente supposent que les pays aient la capacité de développer des activités de production et/ou de R&D tant dans le domaine semencier, que dans le domaine pharmaceutique ou biotechnologique. Or peu de pays ont de telles capacités (Trommetter, 2005). Il faut alors favoriser (faciliter) d’une part la diffusion de produits innovants dans ces pays et d’autre part le développement de recherches, pour les pays en développement, par les instituts publics de recherche des pays industrialisés ou des instituts de recherche internationaux, dans le cadre de leur mission de service public.

Accéder aux produits innovants

La mise en oeuvre d’une propriété intellectuelle dans les pays en développement a pour objectif de favoriser la diffusion des innovations biotechnologiques. Dans des pays à faible recherche, nous avons vu que pour favoriser la diffusion de ces innovations, il faut des droits de propriété forts. Mais quels seront les effets de ces droits ?

Aujourd’hui, un pays en développement qui n’a pas de système de propriété intellectuelle peut s’approvisionner en médicaments génériques provenant de pays dans lesquels il n’y a pas de propriété intellectuelle. Ces médicaments ne sont généralement pas de la dernière génération, mais ils garantissent un accès aux soins à des coûts acceptables pour le patient. L’absence de l’accès pour ces pays aux médicaments les plus efficaces est, généralement, - « justifié » par l’absence de propriété intellectuelle, donc le risque de voir des importations parallèles illégales se mettre en place entre ces pays et les pays industrialisés, donc au détriment des firmes du Nord et de leurs recherches.

Les pays en développement de ce type sont aujourd’hui fortement incités à mettre en place, à la fois, des droits de propriété intellectuelle forts et les moyens de les faire respecter. S’ils le font, il faut absolument les aider à crédibiliser ces droits de propriété car sinon : ils n’auront légalement plus accès aux médicaments génériques et ils n’auront aucune garantie d’accès aux médicaments du Nord (les firmes pouvant toujours craindre d’être copiées et donc renoncer à diffuser leurs innovations dans ces pays). Cette situation est économiquement et socialement la pire dans laquelle peut se retrouver un pays en développement.

Parallèlement, les accords de Doha permettent à ces pays de mettre en place des licences obligatoire pour produire eux-mêmes les médicaments. Mais comment faire quand on a pas de structure de production nationale et qu’il n’est pas encore acquis de pouvoir s’approvisionner à un niveau régional (considéré comme un cartel de licences obligatoires) ?

On pourrait alors penser à un autre système pour favoriser le transfert de produits et de technologies de production vers les pays en développement : le rachat de licences de « brevets essentiels » par la Banque Mondiale ou l’ONU. La production de produits innovants diffusée dans les pays en développement se ferait alors sous la responsabilité (la crédibilité) d’une instance internationale reconnue (avec si - possible des différenciations des produits). Les outils de financement de ce modèle restent à construire pour fonctionner. Ce dernier modèle a l’avantage de ne pas avoir besoin de généraliser des droits de propriétés dans des pays qui n’ont pas les moyens (financiers et institutionnels) de les mettre en oeuvre et de les faire respecter.

Le développement d’innovations pour les pays en développement

Pour développer des recherches en faveur des PVD, il existe un problème d’accès, pour les laboratoires publics, aux licences des brevets protégeant les innovations des entreprises. Les universités américaines se sont rendu compte que, pour réaliser leurs recherches, elles peuvent dépendre de nombreux brevets dont la négociation de licences peut conduire, selon Henry-Trommetter et Tubiana (2003), à : « des coûts de transactions qui peuvent devenir dissuasifs du fait de l’existence de trop d’“ayantdroit”, avec des inventions en amont qui peuvent bloquer les innovations ultérieures. » La situation actuelle conduit à des barrières à la commercialisation y compris dans des secteurs où l’entreprise détentrice du brevet incriminé n’est pas. Dans ce contexte, il y a des risques pour une université ou une petite entreprise d’enfreindre des droits dont elle ignorait l’existence (situation de Hold-up, Shapiro 2000). Ainsi, dans le cas du riz doré, beaucoup de temps et d’efforts ont été nécessaires pour enlever (éliminer) les barrières qui existaient.

Dans l’exemple des États-Unis, la mise en oeuvre d’un clearing house mechanism, pour la gestion des brevets publics, repose sur la recherche de complémentarités et - d’enchevêtrements de brevets, pour proposer des paniers de brevets attractifs, pour réaliser sa mission de service public en créant des innovations (espèces orphelines ou en faveur des PVD) et pour présenter un pouvoir de marché plus important face aux grandes multinationales de biotechnologies (Atkinson et al., 2003 et Graff et al., 2003). Il faut éviter que les laboratoires publics se retrouvent en concurrence pour accéder à des licences de brevets détenus par une entreprise privée. Cela revient à donner aux pays en développement l’accès aux technologies des pays industrialisés par le biais de la recherche publique de ces derniers ou d’institutions internationales tels que les Centres internationaux de Recherche agronomique (CIRA).

Conclusion

La mise en oeuvre, par les pays en développement, d’un système de propriété intellectuelle dans les biotechnologies doit s’envisager de manière stratégique : économique et sociale.

Dans les biotechnologies, la différenciation des marchés est primordiale pour garantir et assurer la diffusion des innovations du Nord vers le Sud. Cette différenciation pour être crédible sera soit institutionnelle (nécessitant la crédibilité de la propriété intellectuelle au Sud) soit physique (modification du processus de production, du design de l’innovation). Cette différenciation ne doit pas conduire à des coûts rédhibitoires tant pour les industriels du Nord que du Sud.

Pour les pays les moins avancés, la propriété intellectuelle ne sera un outil efficace que si elle est complétée par la - garantie (contractuelle ?, accord international contraignant ?) d’un accès effectif aux produits innovants du Nord. En effet, un pays qui met en oeuvre une propriété intellectuelle se prive de la possibilité d’accéder librement aux médicaments génériques des molécules brevetées. En l’absence d’une telle garantie, nous pensons qu’une coordination au niveau d’une instance internationale (ONU, Banque Mondiale…) serait, économiquement et socialement, la plus efficace.

Enfin des recherches spécifiques pour les pays en développement doivent être développées, les barrières à la réalisation de ces recherches pouvant être liées à la propriété intellectuelle. Il faut réfléchir aux extensions des brevets mais également aux extensions liées par exemple aux licences exclusives de brevets (par exemple mondiales) empêchant ainsi des développements de produits pour des PVD non visés par le licencieur.

Bibliographie

Atkinson R.C. and al., 2003. Public sector collaboration for agricultural Intellectual Property management, Science, vol. 301, pp. 174-75.

Graff G.D. and al., 2003. The public-private structure of intellectual property ownership in agricultural biotechnology, Nature biotechnology, vol. 21, issue 9, pp. 989

Heller M. and R. Eisenberg, 1998. Can Patents Deter Innovation ? The Anticommons in biomedical Research. Science, vol. 280, may, pp. 698-701.

Henry C., M. Trommetter and L. Tubiana, 2003. Innovation et droits de propriété intellectuelle : quels enjeux pour les biotechnologies ?. In J. Tirole and al. (eds), Propriété intellectuelle, Rapport du « Conseil d’Analyse Economique », nº41. Paris, La Documentation Française, pp.49-112.

Ramani, S., 2000. Technology cooperation between firms of developed and less-developed countries. Economic Letters, vol. 68 , issue 2, pp. 203-9.

Shapiro C., 2000. Navigating the patent thicket : cross licenses, patent pools, and standardsetting. In : A.B. Joffe and J. Lerner (eds), Innovation Policy and the Economy, MIT Press, Cambridge (Mass), pp. 119-50.

Tirole J., 1992. Theory of industrial organisation. MIT Press, Cambridge, USA, 475 pages.

Trommetter M. (2005).– Biodiversity and international stakes : a question of access, Ecological Economics,à paraître.

Posté le 16 avril 2008

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