Semences paysannes en danger

Jean-Marc Desfilhes est responsable des relations internationales à la Confédération paysanne. François Dufour est membre de la direction de la Confédération paysanne et vice-président de Attac.

« Si on avait fait du blé de notre race, du blé habitué à la fantaisie de notre terre et de notre saison, il aurait peut- être résisté. Tu sais l’orage couche le blé ; bon, une fois. Faut pas croire que la plante ça raisonne pas. Ca se dit : bon on va se renforcer, et, petit à petit, ça se durcit la tige et ça tient debout à la fin, malgré les orages. Ça s’est mis au pas. » Regain – Jean Giono – 1930.

Les plantes cultivées qui nous entourent et qui constituent notre alimentation sont issues d’un long travail de sélection entrepris par des générations de paysans, et peut-être plus encore de paysannes, car les femmes ont joué un rôle essentiel dans la transmission des connaissances. Une fois connu le principe de base, à savoir qu’une graine mise en terre donnait une plante et des fruits qui à leur tour allaient donner des graines, le travail de sélection allait pouvoir commencer. Depuis le néolithique les paysannes et les paysans choisissaient les plus belles plantes de leur récolte. Ils en conservaient les semences qu’ils replantaient la saison suivante.

Au fil des printemps, ce passage au crible a entraîné une différentiation des variétés en fonction des conditions pédo-climatiques locales. Des facteurs tels que la durée du jour, l’altitude, la teneur d’argile dans les sols, les précipitations moyennes, les jours de gels, avaient une influence sur la croissance des plantes. Certaines semences s’adaptaient mieux aux nouveaux terroirs et la sélection, telle que décrite par Darwin, aura une incidence rapide sur la création de variétés de plantes présentant parfois des différences de caractères extérieurs très marquées. Les goûts culinaires ont également joué un rôle dans ce patient travail de tri.

Pendant près de 10000 ans, l’agriculture a existé et a prospéré sans qu’il n’y ait de marché des semences. Chaque famille paysanne produisait les semences dont elle avait besoin pour ses champs et pour son potager. Les échanges entre familles étaient néanmoins nombreux et indispensables. Ils permettaient la diffusion rapide d’une variété particulièrement intéressante qui pouvait être le fruit d’une mutation bénéfique. Ces réseaux informels d’échange créèrent les conditions indispensables pour la diffusion des nouvelles plantes, issues de l’émigration, telles que la tomate, la pomme de terre ou le maïs, qui nous viennent toutes des Amériques lors de la première phase de globalisation végétale.

L’exemple du maïs (Zea mays) est à ce titre particulièrement révélateur. Christophe Colomb, impressionné par la fertilité de cette céréale, le ramène dans les soutes de sa caravelle dès son premier retour, et les paysans andalous des alentours de Séville en plantent dès le début de l’année 1494. En 1523, le maïs est signalé à proximité de Bayonne. En 1774, la France exporte 10000 quintaux de maïs vers le Royaume de Castille et en 1840 la France compte déjà 640000 hectares de maïs. La propagation de cette nouvelle plante est rapide. Elle montre que les agriculteurs sont capables de participer activement à la diffusion des semences des variétés qui leur paraissent avoir un intérêt agronomique évident, sans qu’aucun appareil technocratique de développement agricole et centralisé ne soit nécessaire. C’est au contraire sur la fluidité des communications entre paysans, leur caractère informel et gratuit que s’appuient ces espèces végétales exogènes pour conquérir de nouveaux territoires et influencer durablement les cultures locales. À tel point que les habitants - de la Bresse furent appelés « les ventres jaunes » parce que leur alimentation dépendaient fortement des bouillies de maïs, les « gaudes » et que dans le sud-ouest de la France, les personnes âgées se rappellent du « milla ».

La sélection réalisée par des générations et des générations de paysannes et de paysans va entrainer la création d’un nombre extraordinaire de variétés de plantes, adaptées à des conditions spécifiques pédo-climatiques, de germination et de durée végétative, afin de pousser soit en zone de plaine soit dans les régions montagneuses. Ces tris et cette recherche de LA variété la mieux adaptée nous a offert une gamme impressionnante. On estime à près de 800 le nombre de variétés de pommiers en Europe occidentale. Une association, Kokopelli, offre près de 300 variétés différentes de tomate. La création de variétés de plantes et leur diffusion sur une vaste échelle étaient des phénomènes connus et maîtrisés bien avant que la première station de recherche agronomique ne voit le jour. Cette dissémination était basée sur des critères voisins de ceux qui régissent aujourd’hui la circulation de logiciels libres, à savoir : – la possibilité de planter librement une plante et de jouir de ses fruits (liberté 0) ; – la liberté d’étudier le fonctionnement de la plante et de l’adapter à ses besoins (liberté 1) ; – la liberté de redistribuer les semences, les graines ou les boutures et donc de participer à sa diffusion géographique (liberté 2) ; – la liberté d’améliorer la plante et de publier ses améliorations, pour en faire profiter toute la communauté (liberté 3).

L’appropriation foncière commencée au début du XVIIe siècle en Angleterre avec le mouvement des enclosures va radicalement modifier la donne. Les clôtures érigées par les propriétaires sur les terres communales, souvent sous la protection de l’armée, entraînent une privatisation d’un bien jusque là considéré comme collectif. Les gentlemen farmers se piquent d’agronomie et commencent à rationaliser la recherche agricole. La propriété privée du sol se traduira très rapidement par une réduction de la circulation des plantes et de la divagation des animaux offrant les conditions nécessaires à la mise en place d’un travail de sélection individuel et non plus collectif. Les avancées de la connaissance scientifique, de Darwin (théorie de l’évolution) à Mendel (génétique), vont permettre une meilleure compréhension de la reproduction des espèces animales et végétales. Les agronomes vont se retrousser les manches et lancer les premières variétés « productivistes ».

Aux États-Unis, Henri Wallace, qui mélange allègrement intérêts publics (il est ministre de l’agriculture) et intérêts privés (il est fondateur de Pioneer Hi-Bred), sera l’un des instigateurs du premier cadre juridique permettant d’imposer aux paysans les profits des industries des semences. En 1930, les États-Unis votent le Plant Patent Act qui autorise le dépôt de brevets pour certaines plantes. Cette loi a été étendue en 1970 avec le Plant Variety Protection Act qui s’applique aux graines et à plus de 350 espèces végétales alimentaires. Depuis, les lois se sont toujours renforcées dans l’intérêt des grandes multinationales des semences. Elles ont créé les conditions d’émergence d’un marché commercial qui n’existait pas auparavant et qui dépassait les 30 milliards de dollars en 2002, 4 fois plus qu’en 1970. Le marché mondial, c’est à dire les transactions - trans-frontalières entre pays s’élèvent maintenant à 4 milliards de dollars. L’importance de ces chiffres ne doit pas masquer le fait qu’à l’heure actuelle plus de 70 % des paysans de la planète n’achètent toujours aucune semence, et continuent à semer une partie de la récolte de l’année précédente, ce que nous appelons les semences de fermes. Ces récalcitrants au progrès, ces paysans pauvres, ces cul-terreux à développer, sont perçus comme une terre promise à conquérir par les multinationales (Pioneer, Syngenta, Monsanto, Limagrain) qui se sont déjà entendues pour créer un cadre juridique au sein de l’OMC, l’Accord sur les ADPIC, qui garantira leurs intérêts financiers sur le long terme.

Comme des logiciels ou des machines, les nouvelles variétés hybrides ou transgéniques sont brevetées et l’appareil judiciaire est en ordre de route pour faire entrer les récalcitrants dans le rang. Monsanto dispose ainsi d’une équipe de 75 détectives privés qui parcourent les grandes plaines du Middle West à la chasse aux « pirates » des semences. Ils prélèvent des échantillons de plantes et vérifient si il y a des traces de gènes brevetés par Monsanto. Dans l’affirmative, et si le paysan n’a pas acheté de semences cette saison, il est traîné devant les tribunaux. Peu importe si son champ a été contaminé par du pollen provenant des cultures de ses voisins…

Ces nouveaux chasseurs de primes ont déjà fait entrer plus de 15 millions de dollars dans les caisses de leur employeur. Paysan et pirate sans avoir jamais vu la mer et sans connaître le Peer-to-peer, c’est désormais possible. Personne n’est à l’abri de voir débouler dans son quotidien les gardiens de la soi-disant propriété intellectuelle.

En Europe, le système est légèrement moins brutal… pour l’instant.

Depuis le début des années 1960, les nouvelles variétés de plantes sont protégées par un système sui generis régit par l’UPOV (Union internationale pour la Protection des Obtentions Végétales), qui protège les intérêts des firmes semencières tout en permettant, sous certaines conditions, une poursuite de la recherche agronomique libre.

Les paysans, qui ont été les sélectionneurs libres pendant 300 générations, se sont vu concéder dans un premier temps un « privilège » qui leur accorde l’autorisation de replanter leur semences de ferme en échange du paiement de royalties. Un privilège sur lequel les multinationales tentent de revenir par tous les moyens. Par contre, les paysans n’ont plus le droit de réaliser des échanges avec leurs voisins ce qui met en fait un terme définitif à cette chaîne de 10000 ans de solidarité entre agriculteurs et entre générations. Sans brassage génétique, leurs semences sont condamnées à brève échéance. Ils deviendront les clients obligatoires des multinationales.

En 1989, histoire de fêter dignement le bicentenaire de la Révolution, le ministère de l’agriculture en France, les industriels de la semence et le syndicat des agrimanageurs, la FNSEA, passent un accord scélérat visant à interdire purement et simplement l’utilisation des semences de ferme. En vertu du nouveau texte, les paysans n’ont tout simplement plus le droit de posséder le matériel nécessaire à trier leurs propres semences. Face à cette trahison de la FNSEA, les trois autres syndicats agricoles, la Confédération paysanne, le MODEF et la Coordination Rurale, créent avec le syndicat des trieurs à façon, la « Coordination pour la Défense des Semences de Ferme » (CNDSF) qui lutte depuis sa création pour que les paysans puissent poursuivre leur travail de sélection.

En 1991, la CNDSF s’oppose une nouvelle fois victorieusement aux obtenteurs (qui produisent et commercialisent les semences) et multiplicateurs (qui multiplient les semences) lors de la conférence diplomatique de l’Union internationale pour la Protection des Obtentions Végétales (UPOV) à Genève. Les obtenteurs, dans le cadre de l’UPOV, cherchent à interdire l’utilisation de semences fermières. Mais l’application du droit des paysans à replanter leurs semences est un chemin difficile. Le règlement européen sur les obtentions végétales de 1994 prévoit une taxe sur l’utilisation des semences de ferme à verser aux obtenteurs. Depuis 1994, la CNDSF est intervenue chaque année auprès du ministère de l’agriculture et du Parlement contre un projet de loi instaurant une taxe sur les semences fermières.

Depuis 1994, un règlement européen donne la possibilité aux États membres d’assujettir les primes de la Politique agricole commune (Pac) sur les céréales à l’achat de semences certifiées. En France, ce règlement est appliqué pour le blé dur depuis 1998. Les prix du blé étant inférieurs au coût de production, les paysans, s’ils veulent poursuivre leur activité de production de céréales, ne peuvent pas se passer de ces subsides publiques, qui ne font que transiter dans leurs poches pour atterrir directement dans celles des actionnaires des firmes semencières. La ponction est importante car les semences certifiées coûtent en moyenne deux fois plus cher que les semences produites à la ferme. Pour compléter le dispositif, les - coopératives qui rachètent le grain exigent, elles aussi, des variétés « certifiées ». Les agriculteurs se retrouvent entre le marteau et l’enclume. S’ils refusent de jouer le jeu, ils n’ont pas d’aides et pas de débouchés. Il faut du courage pour se battre contre le courant.

Les OGM contre les droits des paysans à maîtriser leurs semences

Les groupes semenciers souhaitent bien entendu étendre ces dispositions à l’ensemble des céréales cultivées en France. Ces pratiques sont inacceptables. Par ailleurs, les Organismes génétiquement modifiés (OGM) représentent au niveau international un danger considérable pour les semences de ferme. La CNDSF, devant ces différentes menaces et le durcissement de la réglementation européenne, a jugé urgent de mobiliser les partenaires européens soucieux de protéger la libre utilisation des semences de ferme. Outre la lutte contre la taxe et la subordination des aides Pac à l’achat de semences certifiées, la Confédération paysanne compte consacrer ses efforts à la traçabilité des semences de ferme.

Depuis 10 ans, les différentes actions syndicales que nous avons menées sur le terrain ont permis de faire comprendre aux agriculteurs les enjeux qui se cachent derrière les sigles barbares d’UPOV, de COV (Certificat d’Obtention végétale), d’ADPIC… Peu à peu les choses évoluent. La Confédération paysanne est à l’origine de la création du réseau des semences paysannes. Des paysans, chaque jour mieux formés et mieux informés, se rapproprient les semences en essayant de détricoter les semences hybrides dont ils disposent pour recréer des variétés stables.

Nombre d’entre eux retrouvent une fierté et un plaisir dans ce travail d’observation, de création et d’écoute de la nature. Dans d’autres pays d’Europe, des réseaux d’échanges de semences oeuvrent également à la marge de l’illégalité. Qui aurait pu imaginer que le partage de graines pourrait un jour devenir condamnable ? Dans quel monde tyrannique vivons-nous pour que cette atteinte intolérable à notre liberté soit inconnue de nos concitoyens, de nos voisins ?

Depuis une dizaine d’année, l’apparition des Organismes génétiquement modifiés est venue noircir le tableau. Les contaminations par le pollen OGM sont une évidence pour tout le monde… sauf pour ceux qui ne veulent pas les voir. L’ombre d’une agriculture transgénique totalitaire plane sur les campagnes. Mais la résistance est extraordinaire. La Confédération paysanne s’est engagée contre l’utilisation des OGM en agriculture, équivalente à un arrêt de mort pour l’agriculture paysanne qu’elle défend. Depuis 1997, il ne s’est pas passé une saison sans que nos militants détruisent des parcelles d’essais de plantes transgéniques menés en plein air en dépit des risques pour l’environnement. Certains de nos militants ont été lourdement condamnés, comme José Bové qui a passé deux étés derrière les barreaux. Mais malgré cette répression, malgré le fait que la puissance publique prenne partie de manière scandaleuse pour des intérêts privés, nous avons, grâce à notre détermination, réussi à empêcher jusqu’à aujourd’hui les cultures d’OGM sur notre territoire.

De nouvelles alliances pour la liberté

Face à toutes ces menaces, les paysans ont besoin de se tourner vers les autres secteurs qui remettent en cause les différents droits de propriété intellectuelle que les multinationales veulent nous imposer. Le premier secteur avec lequel nous pouvons échanger et travailler est celui des logiciels. La lutte des informaticiens contre les brevets sur les logiciels est très proche de la nôtre. La démonstration, faite par la communauté du logiciel libre qu’elle était en mesure de créer et de développer des applications informatiques performantes et de plus en plus souvent supérieures aux logiciels propriétaires, ne nous surprend pas. Nous connaissons, en tant que paysans, la richesse extraordinaire qui découle de la coopération et de l’entraide. Linux est une réussite ! Nous nous en félicitons ! Mais c’est encore un succès trop partiel quand près de 90 % des ordinateurs tournent sous des systèmes d’exploitation dont le code source est caché.

Des liens doivent être construits entre les paysans et les informaticiens. À titre d’exemple, si nous souhaitons relancer la production de semences paysannes et entrer dans une phase de reconquête de notre liberté, nous avons besoin de créer des bases de données qui nous permettront de décrire précisément, avec nos mots, les semences dont nous disposons et qui permettront à d’autres paysans de rechercher, qui une variété de blé, qui une variété d’orge, adaptée à ses conditions locales (durée végétative, sols, ensoleillement…). Nous devons créer très rapidement cet outil tant que de vastes régions de notre planète ne sont pas encore sous le joug des multinationales et disposent de connaissances paysannes d’une valeur importante pour - notre avenir. Ce colloque nous permet donc de faire un appel du pied à la communauté des informaticiens libres pour une future collaboration concrète.

Il nous amène également à remercier les artistes, de plus en plus nombreux à publier leurs oeuvres sous une licence Creative Commons, qui permet une protection de la création et une diffusion des idées et de la culture. Et l’on se prend à rêver d’une licence Creative Commons spécialement pensée pour les plantes. Une licence qui placerait les semences paysannes hors de portée de la Bande des Quatre (Pioneer, Syngenta, Monsanto, Limagrain).

Les paysans du monde peuvent tirer profit des luttes et des avancées que d’autres ont arrachées dans leurs secteurs respectifs. Espérons que cette rencontre inaugure une nouvelle phase de collaboration entre ceux qui militent pour la liberté de la création, qu’elle soit informatique, artistique ou paysanne.

Posté le 16 avril 2008

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