Sida : comment rattraper le temps perdu ?

Coordonnateur du Programme d’Action pour les Médicaments de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), Genève (les opinions exprimées dans cet article n’engagent que l’auteur).

Huit millions d’enfants pourraient être sauvés

En plein XXIe siècle, un tiers de la population mondiale n’a pas régulièrement accès aux médicaments ; 75% de l’humanité vit dans les pays en développement mais n’achète que 8% des produits pharmaceutiques vendus dans le monde. Nous disposons pourtant, sans l’ombre d’un doute, des moyens techniques et financiers pour produire tous les médicaments dont le monde a besoin. Comment se fait-il alors, que sur les 30 millions de personnes vivant avec le VIH (rétrovirus du sida) en Afrique, seules 27000 sont traitées, et que 10 millions d’enfants de moins de 5 ans meurent chaque année dans le monde alors que, s’ils avaient régulièrement accès à quelques médicaments essentiels, 8 millions d’entre eux pourraient être sauvés ? Près de 10 ans après la mise sur le marché des premiers antirétroviraux, moins de 1 % des personnes qui en ont besoin dans les pays en développement y ont accès.

L’OMS (Organisation mondiale de la Santé) estime que plus de 10 millions de morts par an pourraient être évitées d’ici 2015 si l’on améliorait les interventions dans le domaine des maladies contagieuses et non contagieuses, ainsi que dans le domaine de la santé maternelle et périnatale. La plupart de ces interventions dépendent des médicaments essentiels1.

Nous vivons une époque pleine de contradictions. Une fillette née au Mozambique aujourd’hui a peu de chances d’atteindre l’âge de cinq ans, alors qu’une autre née en Suisse peut espérer vivre jusqu’à quatre-vingts ans. Un déséquilibre choquant qui pourrait être évité si seulement les États dits développés faisaient preuve d’une volonté - politique plus ferme et plus étendue en matière de santé. Malheureusement, intérêts et privilèges commerciaux des nations les plus développées priment face aux urgences sanitaires qui se présentent dans la majeure partie du monde : c’est le principe de « la liberté de commerce avant tout » que les États nantis invoquent pour justifier leur inertie. L’accès aux médicaments illustre de façon dramatique ce déséquilibre, il est un exemple précis de l’impact des impératifs commerciaux sur la vie et la mort de millions de citoyens et citoyennes dans le monde. Cet état de fait ne pourra être modifié que par l’intervention décidée des plus importants acteurs de la société internationale : États, organisations non-gouvernementales, compagnies pharmaceutiques devraient se sentir également concernés par le drame qui se déroule au Mozambique et ailleurs. C’est un défi global qui nous interpelle tous et la réponse internationale devrait être imaginative, vigoureuse et massive.

Quels sont les enjeux ?

D’où vient le débat qui a lieu depuis trois ou quatre ans à propos de l’impact des nouvelles règles sur la propriété intellectuelle et sur le droit des personnes à accéder aux médicaments dont elles ont besoin2 ? Quelles ont été les caractéristiques et les leçons de ce débat et des négociations entre commerce et accès à la santé ? Quelle est l’importance et la portée de ce problème ? Et enfin, quels en sont les enjeux ?

En 1995, l’accord de Marrakech créé l’Organisation mondiale du Commerce (OMC). Elle est fondée sur une série d’accords multilatéraux à caractère obligatoire, parmi lesquels celui sur les ADPIC (connu aussi sous le sigle anglais - TRIPS) : Accord sur les Aspects des Droits de Propriété Intellectuelle qui touchent au Commerce. Trois ou quatre ans plus tard, le secteur de la santé « se réveille » et réalise les implications économiques, politiques et juridiques d’un tel accord à l’échelle nationale. De nombreux pays en développement expriment leurs inquiétudes et mandatent l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) pour réaliser une étude sur les possibles conséquences de l’Accord sur les ADPIC pour l’accès aux médicaments. Le rapport de l’OMS alerte la communauté internationale sur le fait que cet Accord est une initiative des pays industrialisés, qu’il reflète leurs points de vue et leurs intérêts, et que les besoins des pays en voie de développement n’ont pas été nécessairement pris en considération. L’OMS recommande aux pays en voie de développement de profiter au maximum des flexibilités offertes par le texte de l’Accord sur les ADPIC, pour éviter les très sérieuses conséquences sur les politiques de santé publique et préserver leur capacité de réponse devant les situations critiques.

À ce travail et aux préoccupations des pays en développement, s’ajoutent rapidement les campagnes menées par des organisations non-gouvernementales, telles que MSF (Médecins sans Frontières) et Oxfam, mais aussi dans les universités. En quelques mois, cette question se transforme en sujet et objet d’attention et de débat dans la presse de nombreux pays.

Entre 1998 et 2001, un procès fait couler beaucoup d’encre. Il oppose le gouvernement de la République d’Afrique du Sud aux 39 laboratoires pharmaceutiques qui ont tenté de s’opposer à l’application de la loi pharmaceutique (Medicines and Related Substances Control - Amendment Act de 1997) inspirée des recommandations de l’OMS3. Ce procès a considérablement accéléré et modifié la nature du débat. Quelques mois après la fin du procès, le 20 juin 2001, la question de l’accès aux médicaments fait irruption au sein même de l’OMC à l’initiative d’un groupe de pays africains. Les 144 délégations qui gèrent l’Accord sur les ADPIC à Genève décident d’aborder le problème. En novembre 2001 à Doha (Qatar), la Conférence ministérielle de l’OMC adopte la Déclaration « sur l’Accord sur les ADPIC et la santé publique »4. Ce texte demande aux pays membres de l’OMC d’appliquer cet accord d’une façon qui protège la santé publique et favorise l’accès aux médicaments. Il « accorde aux pays toute liberté dans le choix de motifs d’attribution de licences obligatoires et le droit de déterminer ce qui constitue une urgence nationale ou une situation d’urgence »5. « Même si cette étape a été importante,[…] la Déclaration de l’OMC laisse en suspens de nombreux problèmes, notamment la question des mesures destinées à aider les pays sans capacité de production à accéder aux médicaments génériques fabriqués hors de leurs frontières », déclare le Programme des Nations-Unies pour le Développement (PNUD).

La réunion ministérielle de l’OMC à Doha, en novembre 2001, donne au Conseil des ADPIC6 la mission de trouver dans un délai d’un an, une solution pour ce que l’on appelle le « paragraphe 6 »7 : voir comment les pays qui n’ont pas les capacités de fabrication des médicaments peuvent avoir recours aux « licences obligatoires », un mécanisme juridique prévu dans l’Accord sur les ADPIC. Les licences obligatoires sont un dispositif destiné à surmonter les obstacles qui empêchent l’accès aux médicaments - lorsqu’ils font l’objet d’un monopole –en vertu de la généralisation à 20 ans de la durée des brevets.

Après un an de dialogue de sourds sans la moindre solution concrète, les négociateurs n’ont réussi à montrer que leur inconscience face à la gravité et à l’urgence du problème. La décision proposée par le paragraphe 6 de la Déclaration de Doha, n’est en aucun cas la panacée à tous les maux de l’humanité ; on sait bien que le problème des prix, bien qu’il soit le principal obstacle à l’accès aux médicaments, n’est pas le seul. L’accessibilité dépend principalement de quatre facteurs : la sélection judicieuse des médicaments autorisés à être mis sur le marché dans un pays donné ; l’existence de dispositifs de financement ; la présence et l’entretien de systèmes et d’infrastructures de santé fiables, et des prix abordables pour les malades ou les systèmes de sécurité sociale. Sans être le seul facteur déterminant de l’accessibilité, le prix des médicaments joue sans le moindre doute un rôle essentiel. Il n’en reste pas moins qu’à l’OMC, les « administrateurs » d’un des principaux symboles du processus actuel de mondialisation que constitue l’Accord sur les ADPIC se sont fourvoyés : ils ont perdu l’occasion de délivrer un message clair de « bonne volonté » à ceux qui, bien que convaincus de la nécessité de développer et d’améliorer le commerce international, se voient dans l’obligation de lutter pour sauver des vies – les vies de ceux qui devront produire les objets de ce commerce et qui, en théorie, devraient aussi pouvoir en bénéficier.

La recherche de quoi, pour qui ?

Dans la logique du système actuel, si l’on peut appeler logique ce cercle sans issue, la généralisation du système - des brevets (d’une durée minimum de 20 ans), exigée par l’Accord sur les ADPIC, est indispensable pour permettre aux laboratoires pharmaceutiques privés de poursuivre leurs travaux de recherche. Celle-ci est en effet coûteuse et les brevets garantissent des prix élevés en raison du monopole qui en découle (contraire, selon certains, à la liberté du commerce). Si ces prix élevés alimentent bien la recherche, ils empêchent aussi la grande majorité de ceux qui ont besoin des nouveaux produits de pouvoir y accéder. Il faut bien évidemment sauver la Recherche et le Développement de nouveaux médicaments, à condition que ceux- ci puissent sauver des vies dès leur découverte. Continuer sur les bases actuelles du système nous conduira à perpétuer la situation absurde qui voit des millions de personnes mourir par manque de médicaments, alors que ces médicaments existent et que la société contemporaine pourrait les mettre à leur portée.

La recherche et le développement de nouveaux médicaments, en grande partie entre les mains du secteur privé, dépendent du marché potentiel du produit et non des besoins de santé des populations, particulièrement les plus démunies. Au cours des vingt dernières années, pratiquement aucune étude n’a été entreprise pour développer des médicaments contre des maladies qui touchent des millions de personnes dans les pays en développement : maladie de Chagas, leishmaniose, schistosomiase ou maladie du sommeil par exemple.

« Jusqu’à récemment, les patients souffrant de la maladie du sommeil n’avaient pas d’autre choix qu’un traitement douloureux à base d’arsenic faute de médicament plus efficace, et ce alors que la maladie touche 500000 personnes - et en menace 60 millions de plus en Afrique. La maladie de Chagas menace un quart de la population d’Amérique latine, et aucun des médicaments existants n’est suffisamment efficace pour traiter les malades chroniques, enfants et adultes. Il devrait pourtant être possible de réduire la souffrance humaine causée par ces maladies infectieuses : les milliards de dollars consacrés à la recherche et au développement en matière de santé devraient permettre de développer des traitements efficaces pour ces maladies. Or, très peu de nouveaux médicaments permettant de soigner les maladies courantes dans les pays en développement ont été mis sur le marché au cours de ces dernières années, simplement parce que très peu de Recherche & Développement est menée dans ce domaine. »

Les pays du Nord en danger ?

L’application aux médicaments des nouvelles règles juridiques de la propriété intellectuelle aura sans le moindre doute des conséquences sur l’accès aux traitements dans les dix, quinze, prochaines années. S’il est certain que les pays en développement en ressentiront les effets, il est aussi très probable que ce sera le cas pour les pays industrialisés où les populations, habituées depuis une cinquantaine d’années à avoir un accès régulier et gratuit aux médicaments, risquent de réagir fortement si ce droit venait à être remis en question. Jusqu’à quand les systèmes de santé des pays industrialisés pourront-ils supporter l’augmentation des coûts de remboursement, faire face la cherté de nouvelles spécialités contre les maladies cardiovasculaires ou le cancer, ou des thérapies liées au vieillissement de la population, ou des médicaments développés à partir de la recherche sur le génome humain (eux aussi - couverts par des brevets, alors que cette recherche a été très largement publique) ? Les pays du Nord attendront-ils, pour traiter à fond le problème des prix élevés des médicaments, qu’il devienne une « maladie contagieuse » risquant de les contaminer ?

Aux États-Unis, selon les projections des centres « Medicare » et des « Medicaid Services »9, les dépenses nationales de santé vont doubler entre 2001 et 2011 (de 1400 à 2800 milliards de dollars. Ils estiment que les dépenses en produits pharmaceutiques tripleront entre 2001 et 2011, passant de 142 à 414 milliards de dollars10. En conséquence, les assureurs privés devront faire face à un dilemme : soit réduire leurs prestations, soit augmenter leurs primes.

Dans de nombreux pays européens, la part des médicaments dans les dépenses de santé est beaucoup plus élevée qu’aux États-Unis, où elle n’est que de 10%, contre 17% en France, 16,3% en Belgique, 17,1% en Grèce et 12,8 % en Allemagne11. Les dépenses en médicaments sont un indicateur des problèmes auxquels font et devront faire face les systèmes de santé bâtis sur les principes de gratuité et de qualité pour toutes la population. Nombreux sont les pays européens, dont la France12 et la Suisse, qui envisagent déjà de réduire le nombre de médicaments qui seront remboursés ou couverts par l’administration publique. Les protestations sociales émergent déjà.

La lutte contre le sida : comment rattraper le temps perdu ?

Alors que la catastrophe annoncée du sida a semblé précipiter les choses, le débat sur l’accès aux médicaments - n’en finit plus de piétiner, comme si nous n’avions rien appris en dépit des milliers de malades qui continuent à mourir chaque jour. Halfdan Malher, ancien directeur de l’OMS, a reconnu, lors d’une conférence de presse en 1986, avoir perdu près de quatre ans dans la lutte contre le sida pour « ne pas s’être rendu compte » de la gravité de la situation. Son successeur, Hiroshi Nakajima, confronté à des enjeux complexes et des intrigues politiques internes, « perdit » le programme mondial de lutte contre le sida

–Global Program on Aids– et s’est vu dans l’obligation de démanteler l’oeuvre entreprise par Jonathan Mann. Quelques années plus tard, Peter Piott, responsable d’ONUSIDA, déclarait que ce démantèlement avait fait perdre à nouveau quatre ou cinq ans à la lutte contre le sida, le temps que l’ONUSIDA devienne véritablement opérationnelle –au milieu des années quatre-vingt-dix. On peut dès lors se demander légitimement si les Nations-Unies ont été à la hauteur de la gravité et de l’urgence du problème. On pourrait même se demander jusqu’à quel point la communauté internationale (opinion publique, sociétés civile et académique incluses) fut complice de cette indifférence ? Insuffisance des moyens, insuffisance des mécanismes d’aide, insuffisance de retombées concrètes des grandes déclarations de principe caractérisent la communauté internationale. L’Initiative d’Accès accéléré (IAA) a représenté l’accord le plus important de ces dernières années pour la réduction des prix des antirétroviraux (ARV) dans les pays en développement (de 12000$ en 2000 à 420$ en 2003, par personne et par an). L’ONUSIDA a lancé cette initiative en mai 2000, avec d’autres institutions des Nations-Unies et cinq laboratoires pharmaceutiques (Boehringer Ingelheim, Bristol-Myers Squibb, Glaxo SmithKline, - Merck & Co et Hoffman La Roche). Fin 2001, la responsabilité de l’IAA a été transférée à l’OMS. En trois ans, 80 pays ont manifesté leur intérêt, 38 ont élaboré des plans d’action et 19 ont conclu des accords avec des sociétés pour participer à cette initiative13. Malgré l’intérêt général manifesté par les États concernés, le nombre des patients sous ARV dans les pays adhérant à l’initiative reste à ce jour encore largement insuffisant : moins de 1 %, soit 27000 patients, alors qu’il y a en Afrique 30 millions de personnes qui vivent avec le VIH14.

En juin 2003, dix pays d’Amérique latine (Argentine, Bolivie, Chili, Colombie, Équateur, Mexique, Paraguay, Pérou, Uruguay et Vénézuela) ont refusé les propositions de l’Initiative d’Accès accéléré et ont conclu un accord beaucoup plus favorable, avec les fabricants indiens et argentins producteurs d’ARV pour réduire les prix de 37 médicaments, dont 15 ont un prix de référence plus bas que celui jamais enregistré auparavant dans ces pays. Pour les traitements de première intention (ZDV, LMDV, NVP) le prix est passé de 1100$ (prix précédent le plus bas) ou 5000$ (prix précédent le plus élevé) à 365$. « Si les économies réalisées sont utilisées pour se fournir en ARV de première intention, cela représente 150 000 patients supplémentaires sous traitement. Les négociations ont aussi porté sur les kits de test dont les prix ont chuté de 9 à 90%. »

En juin 2001, le Fonds mondial pour lutter contre la Tuberculose, le Paludisme et le VIH/SIDA fut approuvé, à l’initiative du Secrétaire Général des Nations-Unies, lors de la première séance extraordinaire de l’Assemblée Générale des Nations-Unies consacrée à la pandémie du VIH/SIDA. L’idée originale du Fonds, lancée pendant une réunion du - G8 à Okinawa en juillet 2000, était de créer un partenariat public/privé qui permettrait de donner une réponse au niveau international à trois maladies qui chaque année prennent la vie de six millions de personnes, en particulier celles des citoyens des pays en voie de développement. Ainsi, les États les plus développés de la planète et les principaux acteurs économiques globaux se sont engagés à contribuer économiquement à la recherche d’une solution à cette situation intolérable au début du XXIe siècle. Malheureusement, les dons reçus à ce jour ne représentent que 20 % des sommes promises à l’origine. En d’autres termes, nous avons là une bonne initiative, mais manifestement pas les moyens de s’attaquer au défi qu’elle prétend relever. En Chine par exemple, où les autorités estiment à un million le nombre des habitants infectés, un laboratoire pharmaceutique occidental a offert gratuitement des ARV pendant 8 ans, à 200 patients !

Ces initiatives, comme le Fonds mondial, la diminution des prix ou les dons, n’offrent par ailleurs pas de solutions durables si nous envisageons l’horizon 2020 –ni pour les pays en développement, ni pour les pays développés.

Il existe d’autres initiatives intéressantes, comme par exemple l’Initiative internationale pour un Vaccin contre le Sida (International AIDS Vaccine Initiative, IAVI16), qui réunit des laboratoires pharmaceutiques parmi les plus prestigieux, des laboratoires publics et des organisations non- gouvernementales. L’un de ses principes fondamentaux est qu’après avoir trouvé un vaccin, ce dernier devra être mis à la disposition du plus grand nombre à un prix minimal et dans le laps de temps le plus bref possible. Une façon de contourner le système actuel des brevets. Comme l’a fait - remarquer l’inventeur du vaccin antipoliomyélitique, Jonas Salk, lorsqu’on lui a demandé à qui appartenait son brevet : « À tout le monde. Déposer un brevet pour un vaccin, c’est comme de vouloir déposer un brevet pour le soleil. »

La toute dernière initiative, tout à fait prometteuse (créée en juin 2003 à Genève), est la création d’une nouvelle organisation à but non lucratif sur la recherche de médicaments pour lutter contre les maladies négligées qui affectent les populations les plus pauvres. Des institutions prestigieuses dans le domaine de la santé et de la recherche au Brésil, en France, en Inde, au Kenya et en Malaisie ont rejoint Médecins sans Frontières, pour lancer le DNDi, « Drugs for Neglected Diseases Initiative » (Initiative pour la lutte contre les maladies négligées).

Les six partenaires sont le Conseil indien pour la recherche médicale, la Fondation Oswaldo Cruz (Brésil), l’Institut Pasteur (France), l’Institut de Recherche médicale du Kenya, Médecins sans Frontières et le ministère de la Santé de Malaisie. Le DNDi travaillera en étroite collaboration avec le Programme des Nations-Unies pour le Développement (PNUD), la Banque mondiale et le Programme spécial de Recherche et de Formation sur les maladies tropicales de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS/TDR). L’OMS/TDR par ailleurs, participera en observateur aux travaux du Conseil scientifique du DNDi, pour apporter son expertise scientifique et technique.

À peine 10 % de la recherche médicale mondiale est aujourd’hui consacrée aux maladies qui concernent 90 % de la morbidité mondiale. « Les patients des pays en développement n’ont ainsi d’autre possibilité que de se - soigner avec des médicaments devenus inefficaces et aux effets secondaires importants » déclare Yves Champey, directeur par intérim du DNDi. « DNDi mobilisera les acteurs de l’innovation scientifique pour développer de nouveaux traitements pour les patients les plus démunis » ajoute-t-il.

Le DNDi prévoit d’investir 250 millions de dollars sur douze ans afin de développer 6 à 7 médicaments pour combattre la maladie du sommeil, la leishmaniose et la maladie de Chagas, trois maladies mortelles qui menacent 350 millions de personnes chaque année.

En plaçant le développement des médicaments en dehors du marché, en encourageant le secteur public à prendre davantage ses responsabilités dans le domaine de la santé, le DNDi sera la première organisation non lucrative à se concentrer sur les maladies les plus négligées.

Accès aux médicaments et Droits de l’Homme

L’avancée la plus importante de ces derniers mois est d’avoir dépassé le débat cantonné aux domaines commercial et juridique et d’en avoir fait un problème éthique lié aux Droits de l’Homme.

Dans divers milieux, on commence à se demander si un médicament qui, à un moment donné, peut sauver une vie, n’est pas un bien public. Beaucoup trouvent sans doute étrange que la presse et les organisations gouvernementales répètent inlassablement que la « victoire » de Doha est d’avoir obtenu la confirmation du « droit des membres de l’OMC de protéger la santé publique, et en - particulier, de promouvoir l’accessibilité des médicaments pour tous », alors que cet énoncé est absolument évident. L’explication est pourtant simple bien qu’inquiétante : pendant deux ans, on a prétendu opposer la santé au commerce et de nombreuses discussions dans les réunions internationales ont cherché à établir lequel, de la santé ou du commerce, devait passer en premier. Grâce peut-être à ce faux débat, la question a pu être replacée en termes de Droits de l’Homme. C’est sous cette perspective qu’on peut comprendre les vrais enjeux et la réelle taille de ce défi.

Le droit à la santé est une chose, la promotion et le développement du commerce en sont une autre. Ces deux notions ne sont pas contradictoires mais complémentaires, et les opposer ne peut aboutir à une solution. Les règles du commerce, et celles de l’économie en général, doivent avoir pour objectif de contribuer au bien-être social. Elles ne peuvent en aucun cas s’ériger en obstacle pour confisquer les richesses et la prospérité d’une part importante de la société. L’accès aux soins et aux systèmes de santé, perçu comme un droit fondamental de l’être humain20, doit être énergiquement protégé par les pouvoirs publics et leurs institutions. Il est désormais clair que si les médicaments sont considérés comme des simples marchandises, cela équivaut à accepter l’accès à la santé comme une marchandise à laquelle seuls ont accès ceux qui ont un pouvoir d’achat suffisant. La réflexion sur le médicament essentiel comme bien public, ou indissociablement lié à ce bien public qu’est l’accès à la santé, devrait être approfondie. « …Dans le cadre de la mondialisation, deux mouvements sont en train de transformer en grande partie la santé en bien public global. D’abord, les rapports croissants entre les flux de commerce, de migration - et d’information ont accéléré la transmission par delà les frontières des maladies et des risques de santé liés au comportement et à l’environnement. Ensuite, les pressions de plus en plus fortes sur les ressources globales communes en eau et en air ont provoqué des menaces environne- mentales partagées », avertissent des chercheurs. L’élimination proche de la polio, grâce au vaccin, est un exemple des efforts globaux entrepris pour la défense de la santé en tant que bien public et enjeu international.

Le médicament essentiel, considéré comme un bien public mondial, imposera sans doute de nombreux changements au sein de la communauté internationale. Les pouvoirs publics seront contraints d’apporter des vraies réponses à ce nouveau défi : un bien public mondial peut-il faire l’objet d’un brevet, en d’autres termes être soumis à un monopole au détriment du plus grand nombre ? Un objet (médicament) qui rend possible l’exercice d’un droit fondamental de l’être humain, peut-il être soumis à des règles qui compliquent ou empêchent l’accessibilité universelle pendant vingt ans ? Ne s’agit-il pas là d’une remise en question flagrante d’un droit de l’être humain reconnu par la majeure partie de la communauté internationale ? Comment doivent s’organiser la recherche et le développement de nouveaux produits pharmaceutiques, de façon à ce que ceux-ci soient immédiatement disponibles et accessibles à tous ceux qui en ont besoin ? Comment orienter ou reconvertir l’industrie pharmaceutique vers des objectifs compatibles avec l’amélioration de la santé et la qualité de vie plutôt que vers la seule expansion économique et le profit immédiat ? Comment assurer dans la société de demain, la production et la distribution efficace de ces biens publics mondiaux que sont les médicaments essentiels ? - Il faudra résoudre toutes ces questions dans les dix à quinze prochaines années et le meilleur moyen de s’y préparer consiste à les formuler clairement dès maintenant. Il ne faut pas avoir peur de défier le statu quo, qu’il soit politique, économique ou social ; notamment lorsque, derrière ce statu quo, des enfants meurent et des patients souffrent alors qu’ils pourraient être guéris et soignés.

Dans une lettre datant du 7 juillet 2003, adressée au directeur de l’Organisation mondiale de la Propriété Intellectuelle (l’OMPI), 61 experts, provenant de 14 pays développés et de 4 pays en voie de développement du monde entier, ont exprimé leurs préoccupations et demandé à l’OMPI de se pencher sur le problème : « Ces dernières années, il y a eu une explosion de projets avec un esprit d’ouverture et de collaboration pour créer des biens publics. Ces projets sont extrêmement importants et soulèvent des questions de fond concernant les politiques de propriété intellectuelle appropriées. Ils fournissent également la preuve que l’on peut obtenir un haut niveau d’innovation dans certains domaines de l’économie moderne sans protection de la propriété intellectuelle, et que des protections de propriété intellectuelle excessives, déséquilibrées et mal conçues peuvent être contre-productives. Nous demandons à l’OMPI d’organiser une réunion durant l’année 2004 afin d’examiner ces nouveaux modèles de développement ayant un esprit d’ouverture et de collaboration, et de discuter leur pertinence pour les futures politiques publiques. »

Il s’agit d’une problématique particulièrement complexe impliquant de nombreux acteurs, intérêts et discours de nature et d’origine diverses. Elle demande une approche - globale et pluridisciplinaire devant concilier le droit international en vigueur et les systèmes juridiques particuliers afin d’aboutir à une pratique du commerce cohérente avec le respect des droits humains. La solution n’apparaîtra ni dans l’immédiat, ni à brève échéance, mais on commence à prendre conscience de la nécessité urgente d’en trouver une. Sinon, nous nous retrouverons dans la situation du Sida, pour lequel l’organisation tardive d’une réponse concertée au niveau international a eu pour conséquence qu’à l’heure actuelle, chaque pas en avant est plus un rattrapage du temps perdu qu’un véritable progrès.

Certains, comme MSF, affirment que « l’Organisation mondiale de la Santé, en tant que seule institution gouvernementale internationale légalement responsable de la santé mondiale, doit travailler à l’établissement d’un agenda de Recherche et Développement prioritaire. »

« Que ce soit par l’OMS ou par un consortium public international, le programme de recherche et de développement de nouveaux médicaments devrait être établi en fonction des priorités et des besoins réels de la santé et pas en fonction des possibilités du marché. »

Comment financer cette grande entreprise ? En dehors des contributions et des investissements déjà consentis par de nombreux États, James Orbinsky, ex-président de MSF International, a lancé l’idée de créer un impôt sur les ventes mondiales de l’industrie pharmaceutique pour financer une institution publique chargée de la recherche. Une autre possibilité serait d’affecter une partie des taxes nationales sur le tabac à un fonds public international, ce qui permettrait aux pays en développement d’y participer et - garantirait ainsi la recherche dans le domaine des maladies tropicales.

Rien ne sert d’attaquer l’industrie pharmaceutique ou ses opposants et d’essayer de diviser le monde entre « les bons et les méchants », mieux vaut tenter de formuler, de concevoir et même d’inventer pour l’avenir des solutions qui profiteraient à l’ensemble de la société. Des solutions qui peuvent facilement être mises en pratique si le sens d’urgence partagé par la communauté internationale, devant par exemple la pandémie du VIH/SIDA, se traduisait en volonté politique d’agir. Il faut oser transformer et affronter tous ces obstacles qui nous éloignent d’une possible solution.

1 Cf. J. Quick, H. Hogerzeil, G. Velásquez, L. Rago, Twenty-five years of essential medicines, Bulletin of the World Health Organisation, 2002, 80 (11). http://www.who.int/medicines/ organization/par/EssMed_25thAnniversary/­whobull.pdf

2 Voir notamment la publication de G. Velásquez, P. Boulet, Globalization and access to drugs:perspectives on the WTO/TRIPS Agreement , Health Economics and Drugs DAP Series No. 7, WHO, pp.38-41. http://www.who.int/medicines/librar... who-dap-98-9-rev/who-dap-98-9.shtml

3 L’OMS recommande aux pays membres de toujours privilégier la consommation des médicaments génériques beaucoup moins chers que ceux de marque. Pour plus d’information sur le procès : Victory in South Africa, But the Struggle continues, http://www.aidslaw.ca/Maincontent/i...

4 Mise en oeuvre du paragraphe 6 de la déclaration de Doha sur l’Accord sur les ADPIC et la santé publique. http://www.wto.org/ french/tratop_f/trips_f/implem_para6_f.h­tm

5 UNDP, Rapport mondial sur le Développement humain 2002, p.105. 6 Organe de l’OMC à Genève qui administre l’Accord sur les ADPIC et se compose de 144 membres. 7 Les discussions qui ont enlisé les pays membres de l’OMC autour de la mise en oeuvre du paragraphe 6 de la Déclaration de Doha ont abouti au mois d’août 2003 (alors que la date-butoir était décembre 2002). Ces discussions montrent très clairement l’opposition, concertée et appuyée par le secteur pharmaceutique, de certains pays développés dont les États-Unis.

8 Médecins sans Frontières, Recherche médicale en panne, pour les maladies des plus pauvres, par Daniel Berman, Laurence Binet, Laure Bonnevie, Laura Hakokongas, Jennifer Meybaum, Suerie Moon, Diana Smith, Anastasia Warpinski, Genève, 2001. http://www.msf.fr/site/bibli.nsf/do...

9 Medicaid est le programme américain fédéral destiné aux personnes de plus de 65 ans, handicapées ou souffrant de maladies chroniques.

10 S. Heffler, S. Smith, G. Won et al., Health Spending Projections for 2001-2011. The latest Outlook, Health Affairs (03-04/2002), pp. 207-218.

11 Données de l’OCDE sur la santé 2002, 4e édition.

12 Le Monde du 23/24 avril 2003 annonce la décision du gouvernement de faire passer le remboursement de 617 spécialités de 65 à 35% et de ne plus en rembourser 100 autres.

13 Pour une analyse critique, cf. http://www.actupparis.org/pdf/ nord_sud/02_05_15_Accele_Acc_ENG.pdf

14 Cf. l’étude confiée par l’OMS à Cheri Grace, Genève, 2003. Publication en cours.

15 Francisco Rossi, communication sur le réseau E-MED du 16 juin 2003.

16 http://www.iavi.org

17 http://www.dndi.org

18 Communiqué de presse, 03/07/2003, Genève, « DNDi - Drugs for Neglected Diseases initiative ».

19 Pour plus d’information, voir http://www.dndi.org

20 « Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires […] ». Article 25 de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme. La formulation n’est pas limpide : elle semble privilégier le fait que le malade paie pour se soigner. Mais il a droit à avoir assez d’argent pour le faire… Ce qui suppose des prestations compensatoires.

21 Inge Kaul, Isabelle Grunberg, Marc A. Stern, Global public Goods, UNDP, New York, Oxford, Oxford University Press, 1999, p. 289.

22 http://www.cptech.org/ip/wipo/kamil...

23 MSF, Fatal Imbalance. The crisis in Research and Development for Drugs for Neglected Diseases, Genève, septembre 2001.

24 Ex-président de MSF International. Obligations versus charity in global research and development, Paris, octobre 1999 (présentation audiovisuelle).

25 Cf. Velásquez, Germán, Le profit contre la santé. Hold-up sur le médicament in Le Monde Diplomatique, juillet 2003.

Posté le 16 avril 2008

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